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Citation de Partemps


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La conférence « Die Sprache im Gedicht » comporte en effet le soustitre suivant : « Eine Erörterung von Georg Trakls Gedicht », que Beaufret, qui a traduit cette conférence dès 1958 3, rend par « Situation du dict de Georg Trakl ». Je laisse de côté pour l’instant le mot Gedicht, pour me concentrer sur le mot Erörterung, situation. Ce mot signifie en allemand courant « discussion », « débat », mais Heidegger veut ici lui donner son sens étymologique, car ce mot est construit sur Ort, qui signifie lieu ou site. Il s’agit donc moins pour lui de s’engager dans une analyse exhaustive de la poésie de Trakl que d’indiquer son site. Mais qu’est-ce que le site d’un dire poétique, si l’on n’entend pas cette question de manière historiographique, c’est-à-dire par rapport à l’époque, au pays et à la langue, ni de manière biographique, c’est-à-dire par référence à l’histoire personnelle de son auteur, ni de manière psychanalytique, c’est-à-dire par référence non pas au psychisme conscient, mais à l’inconscient et aux fantasmes de l’auteur, et si enfin on ne l’entend pas non plus de manière sociologique, c’est-à-dire comme relative à un milieu social donné ? Histoire, biographie, psychanalyse, sociologie, nous avons reconnu là les cadres interprétatifs fondamentaux des oeuvres d’art qui ont cours aujourd’hui, et si Heidegger cite ici la psychanalyse, lui qui n’en parle pratiquement jamais, c’est précisément parce que celle-ci a été souvent invoquée pour rendre compte des rapports que Trakl a entretenus avec sa sœur Grete. Un de ses poèmes est bien intitulé « Inceste », en allemand « Blutschuld », littéralement « faute de sang », mais rien ne permet de conclure que quelque chose de tel a véritablement eu lieu, et même si ce fut le cas, cela ne suffit certainement pas à expliquer cette volonté d’autodestruction qui anima aussi bien le frère, qui devint pharmacien pour pouvoir se droguer, que la sœur, qui se suicida à vingt-cinq ans, trois ans après son frère, lui-même mort d’une « overdose » de cocaïne à vingt-sept ans. Il ne s’agit donc pas pour Heidegger de se référer à aucun de ces cadres interprétatifs externes à l’œuvre pour comprendre celle-ci, mais de trouver au contraire en l’œuvre elle-même le principe de sa compréhension. C’est pourquoi il fait allusion au sens étymologique du mot « Ort », site, qui ne signifie pas le lieu au sens général, mais désigne originellement la pointe de la lance où se rassemble toute la puissance de l’arme, c’est-à-dire ici le point de convergence, de rassemblement, le point suprême et extrême de l’œuvre. Questionner en direction du site du dire poétique de Trakl, c’est donc chercher non pas un lieu délimité et statique, un point qui renfermerait en soi comme en une capsule la quintessence de l’œuvre, mais au contraire un point dynamique, la source à partir de laquelle se répand l’onde mouvante de la multiplicité des poèmes. C’est précisément parce qu’un tel site est la source de l’œuvre qu’il en demeure l’origine voilée. Et c’est cette origine des poèmes multiples que Heidegger nomme « Gedicht », un mot utilisé en allemand pour désigner un poème singulier, mais qui a aussi, à cause de la particule ge-, le sens du rassemblement de l’ensemble de ce qui est oeuvre poétique. On comprend mieux à partir de là la phrase de Heidegger qui dit que « Jeder grosse Dichter dichtet nur aus einem einzigen Gedicht » et que Beaufret traduit comme suit : « Tout grand poète n’est poète qu’à partir de la dictée d’un Dict unique, du tout d’un Gedicht qui demeure lui-même informulé, mais dont chaque poème singulier provient. Sans source unique, sans site un, il n’y a pas en effet pour Heidegger de « grande » poésie.
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