AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Partemps


8
Heidegger avoue donc que sa façon de procéder dans la situation qu’il entreprend de la poésie de Trakl peut paraître arbitraire puisqu’elle doit s’appuyer sur un certain nombre de vers tirés des poèmes de Trakl, mais cette apparence d’arbitraire provient du saut (Heidegger dit plus précisément Blicksprung, saut du regard) qui est nécessaire pour nous faire passer du dit au non dit. Or ce saut nous conduit à un vers tiré du poème intitulé « Printemps de l’âme » (Frühling der Seele) dont Heidegger ne citera les neuf derniers vers qu’à la fin de la conférence. Ce vers dit : « Es ist die Seele ein Fremdes auf Erden », « L’âme est en vérité quelque chose d’étranger sur terre », et il forme le fil conducteur de la première partie de la conférence. Heidegger commence par souligner que ce vers peut être compris à partir de la représentation platonicienne de l’opposition entre le sensible et l’intelligible, la terre d’une part, domaine du périssable et l’âme d’autre part, domaine de l’impérissable. L’étrangeté de l’âme viendrait ainsi de sa non-appartenance au sensible, du fait qu’elle n’est pas de l’espèce (Schlag) terrestre et qu’elle est donc déplacée (verschlagen) sur la terre. Mais Heidegger, qui veut soustraire Trakl à ce platonisme traditionnel, s’attache à montrer que le mot « fremd » que l’on traduit habituellement par « étranger » signifie en réalité en vieil allemand, donc dans la langue médiévale, où il a la forme « fram », en chemin vers, en avant vers un autre lieu. Ce qui est étranger est donc littéralement ce qui voyage, non pas ce qui erre sans but, mais ce qui s’avance ainsi vers le lieu qui lui est approprié. À partir de là, le vers cité prend un autre sens : l’âme ne fuit pas la terre, lieu inhabitable pour elle, comme le veut le platonisme traditionnel, mais au contraire cherche la terre. Il faut donc entendre ce vers différemment : l’étrangeté à la terre n’est pas l’attribut de l’âme, mais, dans la mesure où elle nomme son être en chemin vers la terre, son essence même. Son étrangeté n’est en effet rien d’autre que son être en chemin qui la définit comme telle, l’essence de l’âme étant précisément d’être en pérégrination, en mouvement vers. Mais vers quoi ? Ici Heidegger doit faire appel à un autre vers d’un autre poème pour le préciser, « Sebastian im Traum », « Songe de Sébastien », où il est question d’un oiseau, d’une grive qui appelle au déclin quelque chose d’étranger. Mais ce déclin n’est précisément pas le fait pour l’âme de quitter le séjour terrestre, et ce déclin n’est ni décadence ni catastrophe selon Heidegger qui cite à l’appui un vers d’un troisième poème, « Automne transfiguré » (Verklärter Herbst), qui associe le déclin au repos et au silence. Il s’agit en effet pour Heidegger de penser de manière non négative le déclin. C’est pourquoi il cite à nouveau « Printemps de l’âme », où apparaît le verbe « dämmern » qui est employé aussi bien pour le lever du jour que pour la tombée de la nuit, la Dämmerung désignant en allemand soit l’aube soit le crépuscule, et ne signifiant donc pas nécessairement le déclin. Le vers cité dit précisément : Geistlich dämmert /Blaüe über den verhauenen Wald : « spirituel l’azur dämmert (se lève ou tombe) sur la forêt abattue ». Ici une nouvelle relation se révèle, celle de ce qui est geistlich, « spirituel », à ce moment de clair-obscur qui précède le lever ou le coucher du soleil, et qui est un moment d’inclinaison de l’astre, de cette déclinaison au sens général du soleil dont parle le poème intitulé « Sommersneige », « Déclin de l’été », qui dit de cette déclinaison qu’elle est « leise », « discrète », qu’elle advient sans bruit, doucement, c’est-à-dire, précise Heidegger qui a de nouveau recours à l’étymologie de ce mot, « lentement », par glissement. C’est dans ce même poème qu’il est question du « Fremdling », de l’étranger marchant à pas sonores dans la nuit d’argent et d’un bleu gibier qui doit garder mémoire de son sentier et des accords harmonieux de ses années spirituelles.
Commenter  J’apprécie          20









{* *}