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Citation de Partemps


Mulholland Drive

Mulholland Drive : montrer sans expliquer
Il n’est pas exagéré d’affirmer que Mulholland Drive (Lynch, 2001), probablement le chef-d’œuvre de David Lynch, s’articule autour d’une boîte – en l’occurrence une petite boîte cubique bleue. C’est en effet lorsque Rita (Laura Harring) introduit la clé bleue dans la boîte que le film bascule. Littéralement. Celle que nous connaissions jusque-là comme l’amnésique Rita devient soudain l’actrice à succès Camilla, la prometteuse comédienne Betty (Naomi Watts) se meut en l’actrice ratée et junkie Diane Seldwyn – et l’histoire de l’amour naissant entre Betty et Rita devient celle de l’humiliation de Diane par son ex Camilla. Il est aujourd’hui communément admis que la première partie du film, qui est aussi la plus longue et qui court jusqu’à l’ouverture de la boîte bleue, est en fait le rêve de Diane, tandis que la deuxième partie montre la réalité : comment la jeune femme, actrice médiocre qui a obtenu plusieurs petits rôles grâce à Camilla, est quittée par cette dernière pour un réalisateur et décide de se venger. Elle embauche un tueur à gages qui s’acquitte de sa mission en tuant Camilla, mais Diane, rongée par la culpabilité, se suicide.

Dans la deuxième partie du film, la boîte bleue apparaît aussi, dans un tiroir de Diane ; elle est une simple boîte à bijoux au milieu du bric-à-brac de la vie quotidienne. C’est donc cet objet familier que l’inconscient de la rêveuse réinvestit et dont David Lynch fait le pivot de son film. Dans le rêve de Diane, la boîte apparaît dans le sac de Betty alors que celle-ci est avec Rita au club Silencio. Les deux femmes, intriguées par l’objet, l’associent immédiatement à la clé bleue (réinvestissement dans le rêve de la clé de même couleur par laquelle le tueur à gages a confirmé à Diane que le travail avait bien été fait) qui se trouvait dans le sac de Rita à son arrivée chez Betty et dont, amnésique, elle avait été incapable d’expliquer l’utilité. La couleur bleue est très présente à ce moment : elle domine au Silencio, et elle est celle de la boîte et de la clé. Pour Diane qui rêve, le bleu est la couleur de la mort de Camilla et donc celle de sa culpabilité. Elle resurgit à ce moment crucial de son rêve, où la fantaisie qu’elle avait créée pour échapper à ses démons va se dégonfler et où la réalité va la rattraper.
Une fois rentrées dans l’appartement de Betty, les deux jeunes femmes se dirigent vers la chambre où elles ont dissimulé la clé bleue (dans une boîte). Betty disparaît alors mystérieusement, laissant Rita seule pour introduire la clé dans la boîte bleue. Celle-ci s’ouvre, évidemment, et son contenu apparaît : du noir, rien que du noir. Vide, la boîte ? Aucun fond n’est visible. Elle semble plus exactement pleine de son vide, le noir relevant alors du trou noir, où le personnage de Rita est comme happé avant de disparaître, la boîte retombant sur la moquette de la chambre. Une impression qui est accentuée par le fait que l’intérieur de la boîte apparaît au spectateur du point de vue de Rita qui tient la boîte, donc en plongée. Ici, le spectateur en sait donc autant sur la boîte que le personnage, découvrant le contenu en même temps que Rita. On comprend, dans la suite du film, pourquoi le cerveau de Diane imagine ce trou noir dans la boîte. Lorsque le tueur à gages lui montre la clé bleue qui l’informera qu’il a accompli sa mission, Diane demande ce que cette clé ouvre – la scène se passe donc avant le rêve de Diane, même si elle est montrée après. Pour toute réponse, l’homme se met à rire de manière sarcastique. La clé bleue n’ouvre rien, ou alors des abymes. La boîte du rêve, elle, s’ouvre sur un vide que le film rend visible par du noir. Un vide qui concorde, dans le rêve, avec la disparition des deux personnages et qui marque, dans la réalité, la mort – celle de Camilla qui a déjà eu lieu et celle de Diane qui s’annonce.

Comme dans Belle de Jour, la boîte de Mulholland Drive assure un passage. Il ne s’agit plus ici d’un changement d’état d’esprit du personnage, mais du passage d’un niveau de réalité (le rêve) à un autre (la vie réelle de Diane Seldwyn). Lorsque la boîte retombe sur le sol de l’appartement, le film (dans le film) est terminé, on retombe dans la réalité. Le trou noir dans la boîte est à proprement parler un écran noir – celui qui marque la séparation entre le monde du film intérieur de Diane (monde de Betty et Rita) et celui de la spectatrice (monde de Diane et Camilla). L’arrivée de la boîte dans le rêve marque le moment du passage dans le champ de tout ce qui était resté hors-champ précédemment. Alors que se déployait le rêve de Diane, la rêveuse, elle, était hors-champ (à l’exception d’un plan, au tout début du film, sur les draps roses froissés recouvrant le corps de la jeune fille endormie). Cette quasi-absence à l’image de Diane dormant est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles le film a posé de nombreux problèmes de compréhension à ses (premiers) spectateurs, qui n’ont souvent pas compris que la première partie est un rêve. Avant le passage à l’histoire de Diane, le rêve est comme enfermé dans la boîte – en cohérence avec le rôle de film dans le film que joue cette première partie. Dans la deuxième partie, on retrouve d’ailleurs la boîte entre les mains de la créature monstrueuse du parking du café Winkie’s, déjà aperçue dans le rêve. Elle joue avec la boîte et l’agite dans tous les sens – les personnages de Rita et Betty sont ainsi littéralement entre les mains d’un personnage qui annonce la mort (sa vue tue le jeune homme client du Winkie’s dans le rêve de Diane). La scène met en abyme le travail du cinéaste sur ce film : il est celui qui triture et chamboule tout le contenu filmé et enregistré (ce qui est dans la boîte) pour créer un film qui bouleverse la chronologie et la logique traditionnelles.

Dans Mulholland Drive contrairement à Belle de Jour, tout est montré : la boîte, son contenu, ses effets – le film exhibe même, par le truchement de la boîte bleue, son propre statut de film, d’objet fabriqué. Le film de Lynch demande pourtant autant, si ce n’est plus, de travail à son spectateur que celui de Buñuel. Là où le spectateur de Belle de Jour, piqué par les ellipses du film, est invité à imaginer les instants que le film ne lui montre pas, celui de Mulholland Drive doit quant à lui user de réflexion pour comprendre le film qui lui est proposé. Belle de Jour est parfaitement compréhensible sans autres précisions sur ce qui se passe entre l’héroïne et le client japonais. Le film de David Lynch, par contre, pose des problèmes de compréhension. Lors de la sortie de Mulholland Drive, le réalisateur avait même révélé dix clés censées aider à la compréhension. Or le nœud de la difficulté est bien dans la nature du lien unissant la première à la deuxième partie du film : que la boîte bleue marque le passage d’une réalité vers une autre est évident, mais la relation entre ces deux parties est bien plus difficile à déterminer lors du premier visionnage (au moins). Il ne s’agit pas ici d’imaginer ce que contient la boîte, mais de donner un sens au trou noir qu'est son contenu.
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