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Citation de Charybde2


Lyoto était quelqu’un d’engagé. Il descendait sur Praça de Sé poser des affiches et occuper l’espace. Il croyait que ça me laissait indifférente. C’était faux, du moins en ce qui concernait les gens de ma connaissance. Je me fichais que des compagnies chinoises achètent des provinces entières et chassent les gens de leur terre. Je me fichais des réfugiés des campagnes, que même les favelados méprisaient. Je n’arrivais à me soucier que de ce que je connaissais. Ma famille, mes amis, la famille que j’aurais un jour. La famille d’abord, toujours.
J’avais peur pour lui. Je regardais YouTube. Je voyais l’escalade des manifestations. Des cris aux pierres aux cocktails Molotov. À chaque étape, la police réagissait : des boucliers antiémeutes aux gaz lacrymogènes aux armes à feu. Je lui ai dit que je n’aimais pas qu’il aille là-bas. Je lui ai dit qu’il risquait de se faire arrêter, ou d’aller en prison et de se faire enlever son CPF, ce qui l’empêcherait jusqu’à la fin de ses jours de demander un crédit ou de décrocher un véritable boulot. Je lui ai dit qu’il se souciait davantage des étrangers que des gens qui tenaient à lui. Que de moi. On s’est séparés quelque temps. En continuant à coucher ensemble. Personne ne se sépare jamais vraiment.
Au début, je ne savais pas ce qui s’était passé. Il y a eu tout à coup une dizaine de messages. Mon Dieu. La police qui tirait. Des gens abattus. Des coups de feu. Lyoto blessé, Lyoto indemne, Lyoto abattu. Dont une vidéo : un corps traîné à l’abri d’une devanture. Puis des sirènes, l’arrivée des ambulances. Tout ça en images saccadées, tremblotantes. Toujours floues. Au loin, des coups de feu. Vous en avez déjà entendu ? J’imagine que non. Il n’y a pas d’armes à feu sur la Lune. Ça fait un petit bruit méchant. Toutes ces informations qui me tombaient dessus, mais impossible de démêler le vrai du faux. J’ai essayé d’appeler Lyoto. Pas de signal. Puis les rumeurs ont commencé à converger. Lyoto avait pris une balle. On l’avait conduit à l’hôpital. Lequel ? Vous imaginez comme je me sentais impuissante ? J’ai appelé tous les gens qui, à ma connaissance, avaient un jour été en relation ou n’importe lequel de ses amis activistes. L’hôpital Sírio-Libanês. J’ai volé une bicyclette. Il m’a fallu quelques secondes pour hacker la puce de pistage. J’ai pédalé comme une folle dans la circulation de São Paulo. On ne m’a pas laissée le voir. J’ai attendu aux urgences, il y avait des policiers partout, et des caméras de télévision. Je me suis installée au fond sans rien dire. La police m’aurait interrogée, et après elle les journalistes. J’ai écouté, j’ai tendu l’oreille au maximum, mais je n’ai rien entendu sur son état de santé. Sa famille est arrivée. Je ne l’avais jamais rencontrée, je ne savais même pas qu’il en avait une, mais j’ai compris tout de suite qui c’était. J’ai attendu et attendu en essayant de surprendre des conversations. Jusqu’à ce qu’on apprenne qu’il était décédé aux urgences. La famille a été anéantie. Le personnel de l’hôpital a tenu la police à l’écart. Les caméras ont eu toutes les bonnes images. Il n’y avait rien à faire. Rien à reprendre. La mort garde tout. Je me suis éclipsée sur mon vélo volé.
Lyoto est mort, cinq autres aussi. Comme il n’était pas le premier à se faire abattre, personne n’a retenu son nom. Personne n’a bombé sur les murs et les bus : « N’oubliez pas Lyoto Matsushita. » Personne ne se souvient du deuxième type sur la Lune. Je me rappelle que j’étais choquée, prostrée, terrifiée, mais surtout en colère. J’étais en colère d’avoir tellement peu compté pour lui qu’il s’était mis en danger de mort. J’étais en colère qu’il soit mort aussi bêtement. Je me rappelle la colère, mais je n’arrive pas à sentir la nausée, la tension des muscles, la pression derrière les yeux, l’impression de mourir et mourir encore de l’intérieur. Je suis vieille. Je suis très loin de cette élève ingénieure à l’université de São Paulo. La colère a-t-elle une demi-vie ?
Je me demande ce que Lyoto aurait pensé de moi, s’il avait vécu. Je suis riche et puissante. D’un mot, je peux éteindre toutes les lumières sur Terre, la plonger dans les ténèbres et l’hiver. Je ne suis même pas le 1 % : je suis le 1 % du 1 % : ceux qui ont quitté la Terre.
En une semaine, nous avons oublié Lyoto Matsushita, le deuxième martyr. Il y a eu d’autres émeutes, d’autres morts. Le gouvernement a fait des promesses sans en tenir une seule. Il y a eu ensuite une série de krachs, chacun plus nuisible que le précédent au pays et à l’économie, jusqu’à ce qu’elle s’écroule, complètement détruite.

Je ne savais pas à l’époque que Lyoto était une des premières victimes de la guerre des classes. La grande, l’ultime guerre des classes : la disparition de la classe moyenne. L’économie financiarisée n’avait pas besoin d’ouvriers et la mécanisation conduisait les classes moyennes dans une course vers l’abîme. Si un robot pouvait faire correctement et pour moins cher votre boulot, il vous le prenait. Les machines vous obligeaient à surenchérir sur elles. Elles fournissaient même les applis que vous utilisez pour surenchérir sur elles et sur vos congénères. Si vous étiez meilleur marché qu’une machine, vous aviez de quoi manger. Tout juste. On a toujours cru que l’apocalypse des robots prendrait la forme de flottes de drones tueurs, de mechas de guerre gros comme des pâtés de maisons et de terminators aux yeux rouges. Pas d’une rangée de caisses enregistreuses automatiques à l’Extra ou à la station Alco du coin, pas de la banque en ligne, des taxis automatiques, du système automatique de triage médical à l’hôpital. Un par un, les robots sont venus nous remplacer.
Et nous voilà maintenant dans la société la plus dépendante aux machines jamais créée par l’humanité. Je suis devenue riche, j’ai bâti une dynastie basée sur ces mêmes robots qui ont réduit la Terre à la mendicité.
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