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Citation de J-line


La maison est triste comme une porte de prison : une construction tout en angles droits, à déchirer l’insensé qui s’y frotterait.
Grise, tellement carrée, tellement fermée sur Dieu sait quoi ?
On se la prend, et je me la suis prise, comme un énorme poing sur la figure.
À la sortie d’une route paumée entre bois trop sombres et champs trop plats : entre rien et rien, disons-le tout net. Elle apparaît après un dernier virage, une menace au lointain d’une ligne droite : la fin du monde des hommes.
J’ai envie de freiner des deux pieds, c’est stupide –c’est surtout totalement inutile.
Et voilà, cent, cent-cinquante mètres et on y est.

Je la trouve comme oubliée au centre d’un parc sans âmes ni vives ni errantes : juste une rangée d’arbres dénudés, rien ne dépasse. Une fausse allée de gravier, du sable sale mêlé à la neige entassée sur le côté et le silence immobile des choses mortes. Il n’est pas même une ombre pour y frémir au vent : rien ne respire ici, et cela aussi m’oppresse.
Pour tout dire, passé la grande grille de fer forgé, le reste du monde –et la vie qui va avec !– disparaît complètement du champ des possibles.
On est plongé dans une autre dimension, sans relief : à parcourir encore vingt ou vingt-cinq mètres sur l’allée, entre quelques plaques d’une neige congelée obstinément accrochée.

Allez ma fille, quand faut y aller, faut y aller !
J’emprunte le petit escalier tout raide en me tenant à la rampe, pour éviter la chute. S’ils avaient voulu s’assurer que les vieux machins resteraient bien à l’intérieur, ils ne s’y seraient pas pris autrement : une répétition générale avant la dernière boite, je suppose ?
Oups !
La lourde porte de bois brunâtre s’ouvre sur un hall de marbre noir et blanc où les pas résonnent. Et où des ombres blanches passent en silence, portant qui un plateau-repas, qui une panne –parfois les deux en même temps.
L’ambiance est glaciale.
Pourtant, ce qui par-dessus tout domine, c’est l’odeur : métissée, prenante, écœurante. Qui joue des désinfectants piquants, des effluves de cuisines et des relents ammoniaqués. Ça sent la maladie, ça sent le vieux –j’en ai des haut-le-cœur. Mais déjà, je devrais dire seulement, une femme entre deux âges vient à notre rencontre, sourire forcé démenti par un regard d’acier –je pense à un gendarme ou à un garde-chiourme. Elle me conduit dans le «séjour» : sacré séjour, personne de sensé ne voudrait y faire plus qu’une halte pressée. Décidément, ce reportage fait dans les trois C : con, chiant, crispant.
Mais la vielle est là, qui sourit –sûrement dans le vide !
Elle est secouée de petits tremblements, sa voix chevrote :

– Bonjour, mon petit !
– Madame !
– Oh, vous pouvez m’appeler tante Lara, comme tout le monde !

Elle se penche vers moi, comme pour m’étreindre ; je reste aussi raide qu’un poteau tout en précisant sèchement :

– Moi, c’est MADAME Branstein !
– Vous savez, ma vue n’est plus ce qu’elle était, et mes oreilles sont fatiguées. Mais venez mon petit, installez-vous. Maria ? Apportez donc un café à la demoiselle, et un verre d’eau pour moi…

Hé bé, elle est gâteuse en plus !

– Je ne prendrai rien, merci !
– Si, si ! Et un petit gâteau, cela nous fera du bien.

Elle l’a apporté, la Maria : un café froid terriblement allongé dans une tasse douteuse, sans soucoupe. Et un spéculos tout mou, déballé comme s’il était destiné à un chien. Je déteste ces mouroirs. Je déteste ces personnels. Et je déteste ce reportage, merci Caro ! Sans compter cette vieille folle qui dit encore bien merci à ses bourreaux.

– Alors, qu’est-ce que vous voulez savoir ?
– Et bien, votre âge, déjà…
– J’approche les cent ans, mieux vaut oublier le décompte exacte.

C’est bien ce que je disais : Alzheimer !

– Vous avez de la famille ?
– J’ai eu une petite fille, là-bas…
– Là-bas ?
– Au camp.
– Vous pouvez me raconter ?
– C’est un peu pour cela que vous êtes ici, non ?

C’est fou ça, je jurerais avoir aperçu une petite lueur dans son regard, entre tendresse, allez savoir pourquoi, et franche ironie.

– Dites-moi les choses comme elles vous viennent, nous ferons le tri après.
– Dites-moi les choses comme elles vous viennent, nous ferons le tri après.
– Le tri ?
Oui, bien sûr, le tri…
Eh bien, on nous a embarqués en 42…
Non, en 43. J’emmêle un peu les dates, pardon.
Mais je me souviens du reste ; tout le reste !
Il faisait beau ce jour-là, le ciel était bleu comme il peut l’être aux premiers jours de février. Avec un froid piquant, de ceux qui nourrissent un sentiment de pureté : un froid sec, joyeux. C’était vraiment une belle journée –et j’avais à peine vingt ans ! Je venais de quitter mon amoureux ; nous nous étions embrassés et j’étais heureuse comme on l’est dans ces moments-là. Je n’avais peur de rien alors, j’avais plutôt envie de prendre le monde entier dans mes bras. On devait se marier en mars, normalement… Ma montre affichait 11heures et je rentrais à la maison avec quatre beaux œufs frais pondus. Parce que, mon galant, il gardait trois poules dans son grenier. Le vent jouait avec mes cheveux, le soleil caressait ma peau rougie –et je chantais. Je chantais au printemps prochain, à la vie, à l’amour et à ses toujours… Mais je n’étais pas rentrée de trente secondes, j’avais encore mon manteau sur le dos, et mes moufles, qu’on a tambouriné à la porte : des hommes en uniformes et deux messieurs de l’administration, des presque voisins qu’on croisait tous les jours depuis plus de quinze ans. Ils nous ont dit de les suivre sur le champ et nous ont conduits tous les quatre, avec mon petit frère, à la Salle des Fêtes où s’entassaient déjà la plupart des familles juives de la région. Et quelques autres, pas juifs : des suspects, des résistants qui n’en portaient pas encore le nom, des malades mentaux, des marginaux. Et puis des «déviants» comme on disait à l’époque : des homosexuels. Ou des trop seuls, des trop pauvres ou trop autres –même des handicapés ! C’était le rassemblement avant le grand départ : on ne savait pas pour où, pas pourquoi. En fait, on n’y comprenait rien. Et si les plus âgés s’inquiétaient, c’était bien plus du voyage, des affaires en attente ou des gouttes pour leur tension qu’ils n’avaient pas avec eux. Les enfants jouaient encore ; pas tous parce qu’il y avait aussi des pleurs (…)
Dans la nouvelle intitulée 'Origine'
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