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Critiques de Jacques de Plunkett (1)
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Fantômes et souvenirs de la porte Saint-Martin

On ne se l'imagine guère aujourd'hui, mais au XIXème siècle, le théâtre avait une importance cruciale dans la vie des parisiens. À une époque où les soirées étaient bien mornes, sans télévision, sans cinéma, sans boîte de nuit ni flashmob, sortir le soir se résumait à aller au théâtre. Et pour que chacun dans la foule parisienne puisse trouver un fauteuil et une pièce qui lui fasse envie, il y avait donc de très nombreux théâtres, où étaient présentés, tous les jours de la semaine, cinq ou six pièces sans discontinuité, de 15h à 23h. Les comédiens, salariés permanents de ces théâtres, devaient donc connaître simultanément plusieurs rôles, changer de tenues et de personnages entre chaque pièce et jouer quasiment 8 heures d'affilée sans marquer de fatigue ou de trous de mémoire.

Les théâtres pouvaient ainsi assez bien gagner leur vie, d'autant plus que les auteurs se disputaient la primeur de faire jouer leurs pièces, lesquelles étaient des puissantes vectrices de renommée et pouvaient, du jour au lendemain, faire d'un sombre inconnu, gratouillant la plume dans sa chambre, un auteur célèbre et adulé, déjà prêt pour l'Académie Française (Ce fut le cas notamment pour Edmond Rostand).

Ce prestige faisait qu'on les payait généralement assez mal, ou pire, pour peu qu'ils aient des exigences scénographiques qui dépassent les décors ou les accessoires présents dans le théâtre, on leur faisait payer la création de nouveaux décors qui, après la dernière de la pièce, étaient conservés par le théâtre, lequel ainsi pouvait augmenter son stock sans débourser un centime.

Les comédiens étaient encore plus mal payés. Il n'y avait pas à proprement parler de revenu fixe, les acteurs étaient sociétaires du théâtre, et comme l'on jugeait que le succès d'une pièce dépendait autant de leur performance que du texte qu'ils interprétaient, on les payait au prorata des bénéfices, tout comme l'auteur.

C'était donc un dur métier que d'être comédien, et un plus dur métier encore que d'être directeur d'un théâtre. Car si la demande était forte, l'offre l'était plus encore : la multiplicité de pièces et de théâtres faisait que le public n'était pas toujours indulgent si la pièce ne lui revenait pas, ou si les dialogues faisaient rire là où ils devaient faire pleurer. Certes, monter une pièce coûtait moins cher en ce temps-là qu'aujourd'hui, mais il fallait absolument qu'elle rapporte, car les professionnels du théâtre ne bénéficiaent d'aucune subvention, et il y avait tout de même une troupe à payer, un auteur à rémunérer, des frais d'affichage et de promotion, et surtout un théâtre à entretenir – et plus il était vieux, plus il nécessitait d'entretien. Un "four" avait donc des conséquences dramatiques, surtout qu'il n'était pas rare que ces "fours" obéissent à une loi des séries. Ajoutons à cela les impondérables d'un siècle mouvementé, fertile en révolutions, en épidémies, en incendies, en répressions diverses, auxquelles il faut ajouter le siège de Paris et les bombardements allemands, qui tombaient aussi souvent sur les théâtres que sur d'autres établissements.

L'histoire du Théâtre de la Porte Saint-Martin est en ce sens emblématique, vu qu'elle fut tout sauf un long fleuve tranquille. C'est à la base une salle provisoire qui fut hâtivement construite en 1781 pour accueillir l'Académie Royale de Musique, précédemment logée au Palais Royal, et détruite par un incendie. Après la Révolution, le théâtre va être diversement repris par une foule de directeurs à la main plus ou moins heureuse, qui chercheront quasiment tous à faire de ce théâtre un lieu à la fois académique, où se jouent des pièces classiques, et novateur par la force des choses, puisque chaque révolution amène à un rejet des auteurs du régime précédent, ce qui oblige les directeurs à miser sur de nouveaux talents, là aussi avec plus ou moins de bonheur. En vérité, jusqu'en 1944, le Théâtre de la Porte Saint-Martin n'a jamais connu une période florissante qui ait duré plus de 8 ans, et ses directeurs ont passé l'essentiel de leur temps à faire survivre une salle qui semblait quand même avoir sérieusement le guignon.

C'est cette longue odyssée théâtrale, qui s'étale précairement sur plus de 160 ans, que narre Jacques de Plunkett, avec une fastueuse érudition et un authentique talent de conteur, grâce auquel il nous donne l'impression d'avoir assisté à chaque représentation depuis 1781. S'appuyant sur les archives du théâtre mais aussi sur une bibliographie impressionnante, Jacques de Plunkett parvient à brosser un historique cohérent d'une activité théâtrale chaotique qu'il décrit comme une fabuleuse aventure humaine, faisant revivre devant les yeux émerveillés des lecteurs, des figures théâtrales mythiques dont il ne nous reste que des gravures ou des photographies, comme Marie Dorval, Mélingue, Mademoiselle Mars, Bocage, Mademoiselle George, Rachel, la mythique Sarah Bernhardt ou surtout ce cabot magnifique que fut Frédérick Lemaître, qui oeuvra sur la scène du Théâtre de la Porte Saint-Martin pendant 60 ans. Diminué par un AVC et privé de parole, il continua jusqu'à sa mort à jouer des rôles de muet, certains auteurs poussant la charité jusqu'à ajouter un muet dans leurs pièces juste pour que Lemaître puisse y figurer.

Les écrivains font dans cet ouvrage une apparition plus discrète, mis à part Alexandre Dumas (Père), qui fournit de nombreuses pièces au Théâtre de la Porte Saint-Martin, au point de s'y croire un peu chez lui. On découvre d'ailleurs dans ces pages un Dumas insoupçonné, braillard, fêtard, amenant avec complaisance les comédiennes dans son lit. Fâché en 1831 avec le directeur Harel, ce dernier, pour sauver son théâtre, séquestra Alexandre Dumas chez lui pendant une semaine pour le forcer à écrire une pièce. Le règne du directeur Charles-Jean Harel, de 1831 à 1839, est d'ailleurs l'un des meilleurs passages du livre, tant ce peu reluisant personnage, truqueur, tricheur, tapeur, faisait preuve d'une audace et d'une inspiration incroyable. Il alla même jusqu'à pousser le roi Louis-Philippe à forcer l'autorisation d'une pièce refusée par la censure, sous le prétexte qu'il avait les preuves qu'un complot républicain se tramait pour renverser le roi, et que les traîtres devaient se retrouver à la première de cette pièce. Évidemment, tout était faux, mais le roi Louis-Philippe, qui n'était pas un mauvais homme, voulut bien s'amuser de l'audace insensée de ce directeur de théâtre, qui aurait pu laisser sa tête dans cette mystification.

« Fantômes et Souvenirs de la Porte Saint-Martin » est donc bien plus qu'une simple monographie ou une collection aléatoire de souvenirs : c'est avant tout le récit de la vie de bohème artistique telle qu'elle n'existe heureusement plus, et du destin ingrat d'artistes flamboyants et de saltimbanques de génie qui, tous, quasiment, sont morts oubliés, dans une misère noire. Car nulle "rétrospective" en ce temps-là, ne venait célébrer et rappeler au public la longue carrière d'un comédien. Le prince ou la princesse du Tout Paris étaient bien oubliés vingt ans plus tard, par ceux qui les avaient applaudis à tout rompre. Vieillis et diminués, souvent ravagés par le temps et par une vie dissolue de cigale, ces acteurs et actrices dont le talent est à jamais perdu pour la postérité, furent sinistrement enterrés de leur vivant. Quant aux directeurs de théâtre, alors privés d'aides publiques, beaucoup ont laissé leur santé et leur raison dans les tentatives permanentes, anxiogènes, de maintenir à flot un bâtiment sans cesse malmené par l'inconstance des spectateurs. L'histoire du Théâtre de la Porte Saint-Martin est en elle-même une commedia dell'arte à l'italienne : on y rit souvent, on improvise sans cesse, mais on pleure toujours à la fin.

S'effaçant devant son sujet, dont il semble pourtant avoir été un témoin privilégié, Jacques de Plunkett nous demeure aujourd'hui assez mystérieux. Son livre est le travail colossal d'un passionné, mais d'un passionné anonyme, qui n'a jamais rien écrit d'autre, et fait l'impasse sur ses propres liens avec ce théâtre. Ainsi, parle-t-il à un moment de la comédienne belge Eugénie Doche, "dont le vrai nom importe peu", selon ses dires, mais qu'il confesse avoir connu étant enfant, alors qu'elle était déjà septuagénaire. Or, le vrai nom d'Eugénie Doche, c'est Marie-Charlotte de Plunkett. L'auteur est donc bien un descendant direct ou indirect de cette comédienne. Pourquoi en faire mystère ?

Un autre secret, cette fois-ci idéologique, qu'entretient Jacques de Plunkett, c'est en rapport avec une personne dont il parle à un moment, et qui n'a qu'un rapport lointain avec le Théâtre de la Porte Saint-Martin, dont elle ne fut qu'une spectatrice régulière, du temps où elle était en couple avec Alexandre Dumas (Fils), qui la surnomma "La Dame aux Violettes" en référence à sa propre « Dame aux Camélias ». Devenue comtesse par un mariage heureux et veuve suite au siège de Paris, elle fut une célébrité mondaine de Paris, et, selon l'auteur, une muse et une inspiratrice pour de nombreux artistes. Là aussi, Jacques de Plunkett, qui rend un hommage enamouré de deux pages à cette figure parisienne, assure que "son nom importe peu".

Hélas, au contraire, il importe beaucoup : quelques rapides recherches permettent d'identifier formellement cette "Dame aux Violettes" comme étant la courtisane Jeanne de Tourbey, comtesse de Loynes, célèbre salonnière de la Belle-Époque, tristement connue pour être un soutien du Boulangisme, une militante antidreyfusarde et antisémite, ayant "lancé" le sinistre Édouard Drumont, et ayant participé, avec son compagnon Jules Lemaître, à la fondation de la Ligue de la Patrie Française, puis, sur la fin de sa vie, à la création de l'Action Française, dont elle fut la principale mécène et donatrice. La réalité extrémiste de ce qu'elle fut est assurément bien moins romantique que le portrait de Cendrillon qu'en brosse Jacques de Plunkett...

Par ailleurs, le lecteur observateur n'aura pas manqué de remarquer que tout au long de son livre, l'auteur décrit les périodes monarchiques comme des époques heureuses et insouciantes, et les époques républicaines ou impériales comme des périodes de décadence et de brutalité. Il est donc plus que probable que Jacques de Plunkett appartenait lui-même à l'Action Française.

Néanmoins, si sa propagande est à la fois discrète et immédiatement suspecte, Jacques de Plunkett reste un conteur exceptionnel, dont le travail de restitution est à la fois remarquable, et d'une grande clarté : chaque époque fait l'objet d'un chapitre subdividisé en paragraphes annonçant les différents sujets. Les titres de ces paragraphes étant reportés dans le sommaire, il est très facile de retrouver les noms des personnages que l'on cherche, où les époques dont il est question. Son ouvrage demeure donc à la fois un ouvrage de référence sur l'histoire du Théâtre de la Porte Saint-Martin entre 1781 et 1940, mais aussi un récit historique fluide et particulièrement vivant, propre à intéresser un lectorat même peu passionné par le théâtre. Il est hélas dommage que ce livre n'ait jamais connu de réimpression depuis sa sortie.
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