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Citation de Charybde2


La distinctivité du réseau se trouve alors investie par les requêtes de la communication absolue et efficace : une langue où tout se dirait, de tous à tous, et sur toute chose, en toute occasion. On sait que Leibniz en rêva et en parla, mais n’en rêvent pas moins certains qui n’en parlent pas : logiciens, mathématiciens, philosophes – depuis surtout que l’on a sous les yeux un discours organisé suivant la même homonymie : l’économie marchande. Là, en effet, l’Un de l’objet matériel se trouve capté par l’Un symbolique du numéraire, suivant des voies qui n’avaient pas attendu Marx pour être opérantes. Dès lors, la monnaie devient la figure la plus achevée de la langue, et la libre circulation des marchandises dans le monde se propose comme un idéal, obscurci seulement par les hasards de l’histoire et les passions des hommes. Il est structural qu’une semblable figure émerge dans les lieux et dans les temps où se concentre et s’atteste l’équivalence du marché et d’un monde, et non pas moins les ordres politiques libéraux qui convertissent toute homonymie des Uns en synonymie : démocraties antiques ou libéralisme bourgeois.
L’accolement de la langue idéale, comme point à l’infini, et d’une langue de réalité, confère à cette dernière tous les prédicats, perfection, clarté, universalité, qui sont la menue monnaie de la synonymie des Uns. On les lui croit volontiers intrinsèques : il suffit de parcourir la succession qui du latin a mené au français, puis à l’allemand, puis à l’anglais, pour savoir, sans nécessairement en être persuadé, qu’il n’y a là rien que d’extrinsèque et de contingent. À chaque fois quelques traits de réalité peuvent être invoqués : ainsi entendra-t-on vanter l’exactitude de l’une, la précision et l’élégance de l’autre, la richesse surabondante de la troisième, la brièveté de la quatrième. Le vrai, c’est qu’il y a toujours quelque chose de ce genre à faire valoir, mais que de là nulle conséquence ne suit, car toute langue est parfaite, toute langue est distincte, toute langue est universelle – sauf que, dans une conjoncture de réalité donnée, une seule l’est.
Dans une succession si bien attestée, les temps présents se distinguent pourtant sur un point : il n’y a rien de nouveau, il est vrai, à ce qu’une langue particulière se soit accolée au point idéal. Il n’y a rien de nouveau à ce que cette langue en retire des privilèges d’autant plus efficaces dans la réalité qu’ils sont entièrement imaginaires. mais l’inédit, c’est que, plus décidément que jamais auparavant, la langue idéale se propose comme ce qui doit dispenser de toute langue. « Les langues sont un mal », murmure-t-on, puisqu’elles offusquent par leurs accidents la transparente synonymie des Uns, et l’Univocité qui s’en fonde. Ce qu’on rencontre au point idéal, étant saisi comme cette transparence sauvée, est aussi saisi comme la mort des langues, désormais inutiles. Or, il est symptomatique que ce soit la langue anglaise, entre toutes langues, qui se soit appropriée à une telle fonction, puisqu’elle est la langue disparaissante par excellence : Joyce en a marqué la fin, et simultanément les talkies et le journalese, qui témoignent de l’atomisation de l’anglais en jargons. Mais, de cette mort journalière, dont chaque sujet, anglophone ou non, se fait l’agent, il ne faut pas sourire : ce qui s’y dit et accomplit, c’est le secret funèbre du monde moderne : la haine de lalangue, ou le regret irrité que les hommes soient parlants.
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