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Citation de jeanlucmarieandree


Arrivé à un long grillage ceinturant un grand parc
somptueux, des bâtisses opulentes, des arbres étranges,
des plantes insolites qui cachaient la vue sur l’océan, les
chariots empruntèrent une large avenue soignée, bordée de
monuments et fontaines. Ils évitèrent les riches bâtiments,
luxueux palais, pour se diriger vers des pauvres baraque-
ments. Les gardes firent descendre les prisonniers un à un
et les envoyèrent défiler devant des médecins, infirmières,
scribes en blouse longue. Après les avoir examinés avec
soin, palpés honteusement, le personnel leur fit signer un
document. Une procédure zélée, bâclée, pleine de cynisme
et d’efficacité. Une simple croix suffit à les enregistrer. Les
formalités accomplies, les sauvages furent conduits dans
leur cantonnement, des bunkers borgnes en béton, aux
murs lézardés, d’authentiques cachots pour de dangereux
prisonniers. À leur grande surprise, ils étaient déjà pleins
d’hommes, femmes et enfants, la peau de toutes les cou-
leurs, sauf le blanc. Achachak prit le temps de dévisager
un à un les occupants. La forme de leurs habits, leurs com-
portements transpiraient la vastitude du monde inconnu :
des têtes enturbannées, chapeautées, cachant des cheveux
longs ou rasés ; des corps en apparat éclatant, robe, bou-
bou, sari, saroual, kimono, djellaba, poncho, dhoti, sinh,
tunique ou jupe brodée, des pagnes différents de ceux
des Nations de cette terre. Parmi eux, le jeune Algonquin
aperçut un petit groupe habillé de soie, aux traits mongo-
loïdes et yeux très bridés. Bien qu’attiré par eux, il n’osa les
approcher. Pour l’heure, il devait trouver une place pour y
étaler sa peau parmi les nombreux lits superposés qui ne
laissaient que peu d’espace pour circuler. Le dortoir était
déjà bondé, les premiers habitants de cette terre étaient les
derniers arrivés dans la communauté des expatriés.
Placé en haut d’un lit superposé, à côté d’Abooksigun
endormi tel un pesant ours perché sur un arbre, Achachak
écouta les pleurs des bambins, les conversations des aînés
s’éteignant de couches en couches, les cauchemars tour-
mentés qui gémissaient dans l’inquiétant et long tunnel.
Il ne put fermer les yeux tant l’angoisse étranglait ses
entrailles et garrottait ses pensées. Lors de son transport
express vers l’extrémité de l’univers, il n’avait pas pu battre
la terre de ses pieds, il avait été emporté dans la tornade de
l’injustice, à en perdre peut-être la raison. Dans ce gouffre
de la déportation, comme auparavant dans celui de la pri-
son, devrait-il encore braver pour garder son honneur ? Il
était las de lutter. Gagné par la fatigue et l’impuissance, il
ferma enfin les yeux et sombra dans un sommeil profond.
Un cercle, une grande roue, un anneau parfait. Achachak était
en son centre, il était un arbre garni de feuilles et de fleurs, il marchait
en frappant son tambourin. À l’est il reçut la paix et un calumet.
Au sud, il fit un feu et reçut une plume d’aigle. À l’aide de la grande
rémige il fit circuler la fumée, d’abord de la tête aux pieds des par-
ticipants, puis il l’adressa aux quatre directions sacrées, au cercle de
l’assemblée. À l’ouest, il reçut un sac-médecine rempli de foin d’odeur,
de sauge, de cèdre et de tabac. Il récolta d’autres plantes. À l’aide
de ces herbes, il se mit à soigner la terre habitée. Au nord, il entra
dans une tente à sudation. Avec le tabac et le foin d’odeur de son sac-
médecine, il purifia le centre de la loge, puis il aspergea d’eau les
pierres brûlantes que lui apportait par quatre fois le portier. Il agita
le hocher devant les membres des Nations du levant, du midi, du cou-
chant et du septentrion. Il poursuivit avec les membres des plaines et
des forêts, devant un émissaire d’une autre terre représentant les mon-
tagnes et enfin devant un envoyé Blanc venu sur les eaux. Il leur joua
du tambour. Les participants s’approchèrent de lui en soufflant dans
leur sifflet en os d’aigle. La percussion leur répondit par un chant.
Achachak et Abooksigun marchaient sur une allée
bordée d’acajous, santals, acacias et ébènes, leur sortie
quotidienne. Après chacun des trois repas servis dans
un immense réfectoire, ils s’échappaient de leur prison
dorée pour respirer la beauté des lieux. Le lendemain de
leur arrivée, leur captivité s’était transformée en un séjour
hospitalier, au point de ne plus se sentir incarcéré, mis à
part, bien sûr, les nuits claustrées dans leurs dortoirs popu-
leux, les jours confinés dans un parc grillagé, le bruit des
vagues sur la plage qui leur donnaient des envies d’éva-
sion. Ils avaient accès à la cafétéria, au gymnase, à la pièce
commune, aux douches collectives et même à une salle
de cinéma où leur étaient projetés des films muets et des
flashs d’information, en particulier les nouvelles du front.
Elles étaient récentes, effrayantes, rapportant la guerre de
tout un continent. En l’espace de quarante jours, un assas-
sinat, des alliances, des défiances et l’histoire commençait.
Des armes sophistiquées dont beaucoup sous-estimaient
la puissance, des tueries que les dirigeants ne semblaient
vouloir arrêter, à en juger par la légèreté des empereurs qui
continuaient à chasser, jouer ou bien qui voyageaient dans
leurs yachts privés, jusqu’à leur entrée dans les hostilités.
Un mois auparavant, en une seule journée vingt-sept mille
soldats français avaient été tués. Durant deux semaines, les
détenus avaient regardé, horrifiés, les corps déchiquetés,
ensanglantés, jonchant les champs de bataille, craignant
que ce conflit gagnât leurs pays colonisés.
Au travers les grilles, des jardiniers au visage basané soi-
gnaient des citronniers, orangers, pêchers, abricotiers épar-
pillés parmi des palmiers et des marronniers. Achachak
fut émerveillé par la diversité des plantes, la forme des
arbres, l’abondance de la végétation, la chaleur du soleil, la
douceur de la mer, lui qui venait du nord boréal. D’autres
ouvriers, à la peau ébène, travaillaient des plates-bandes de
yuccas, nopals et cactus.
« Ces hommes qui ont la couleur de la nuit, sont-ils
venus de l’ouest ? interrogea le garçon, retrouvant là le
teint qui l’avait tant impressionné lors des arrêts dans les
gares de la plaine et à l’arrivée.
– Ils ont été pris dans un autre continent. Ils sont libres
aujourd’hui, toutefois ils ne sont pas venus de leur plein
gré.
– Comment sais-tu cela ?
– Je me souviens avoir entendu parler d’un peuple aussi
sombre que la forêt en hiver venu d’au-delà des grandes
eaux de l’est, réduit en esclavage et transporté ici pour y
rester très longtemps prisonnier. Tu vois les autres humains
qui nous ressemblent par leurs yeux bridés et leurs faces
cuivrées, métissés par les colonisateurs, bien qu’ils aient
leurs racines plantées dans cette terre, ils ont depuis long-
temps capitulé. Le cercle sacré des Nations a peut-être été
brisé, celui de l’univers continue à tourner. Nous avons
perdu notre pouvoir, non notre lien à la Mère. Les Blancs
ne peuvent pas faire disparaître notre spiritualité, ou alors
ils risqueraient de voir la terre mourir et eux avec elle. »
De nature trouillarde mais résolument optimiste,
Achachak ne réalisait pas l’ampleur du désastre que lui
décrivait son aîné, la disparition des Autochtones.
« J’ai fait un rêve étrange, confia-t-il, je me trouvais dans
le cercle de la vie, j’étais l’arbre fleuri. À chaque direction
où je m’arrêtais, je recevais un signe : le calumet, la plume
d’aigle, le sac-médecine que tu m’as échangé et la loge à
sudation que je dirigeais. Dans ma vision le cercle était
complet, ce n’était pas seulement celui de l’univers mais
aussi celui de ma Nation. Je bénissais les représentants de
nos peuples, également ceux avec qui je devrais accomplir
ma mission, les gens à la fois semblables et différents. Il y
avait des visages pâles, ceux de la prophétie des sept feux,
du clan de la femme Bison Blanc. Dans mon songe mon
tambour chantait et les danseurs imitaient le sifflement de
l’aigle. »
Le Malécite fixa intensément le garçon, comme s’il
voyait au-delà de ses propres perceptions.
« Tu as le pouvoir de l’aigle, celui de voler haut dans
le ciel, de prendre du recul sur les ombres et les lumières,
de t’approcher du soleil afin de bénéficier de sa clarté et
ainsi discerner le chemin du respect. Dans ton rêve, tu étais
au centre de ton tambour, la terre sacrée d’où vibrait la
voix de la Mère. Ta médecine est le chant du tambour qui
vient de l’esprit de l’aigle, du Grand Esprit. Il n’est pas
étonnant que ton tambourin t’ait conduit jusqu’ici. Sitôt ta
mission accomplie, tu sortiras grandi et confiant. Tu es le
cœur de ta Nation. Tu ne voyages pas que pour elle, aussi
pour celles des captifs pris dans le filet de la domination
et pour les Blancs qui recevront ton don. Je suis rassuré,
jeune garçon, je sais maintenant que nous retournerons
ensemble dans les wigwams qui nous ont vus naître, toi
pour t’y marier, moi pour y mourir en paix. Dis-moi, de
quelle couleur étaient les fleurs de l’arbre de ton rêve ?
– Sans couleur, je crois.
– Alors je crains que nous ne devions rester ici
longtemps.
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