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Citation de Kichigai


Préface

Je demandais aux livres :
comment fait-on pour vivre,
pour aimer, pour être heureux ?

C’était une île dans une vie lugubre ; une île chaude, douillette, bercée par les alizés de l’infini. Dès mon retour de l’école, le cœur percé de mauvaises notes et lourd d’humiliations, ma mère m’installait en face d’elle, près d’un radiateur, assise sur un fauteuil Jacob en velours cramoisi, armée de son tricot aux grandes aiguilles avec lesquelles elle confectionnait pour moi ces pull-­ overs flasques et informes que d’avance je détestais. Elle allumait la TSF posée sur un guéridon tout proche, un grand poste qui crachouillait des parasites. Nous attendions avec ­ ferveur le moment où commencerait l’émission Rendez-­vous à cinq heures de Jean Divoire. Et même avec un brin d’appréhension tant nous avions besoin de cette émission pour nous embarquer hors du quotidien. Mais la voix de Jean Divoire, admirablement ponctuelle, ne nous faisait pas défaut : un rien cabotin, il semblait même pressé de faire résonner sur les ondes sa belle voix mélodieuse, radiophonique en diable, dont il était assurément fier, comme les gens doués d’un organe particulièrement flatteur, de beaux pectoraux ou d’un gros sexe. Il savait parler aux femmes, auxquelles son émission s’adressait : il employait des intonations de velours, ciselait de suggestives métaphores qui allumeraient des braises dans leur cœur. Dans cette heure oisive qui sépare l’après-­midi des corvées du dîner, ce coq radiophonique les savait seules, disponibles à des conseils, au courrier du cœur ou à la rêverie. Sans doute des milliers d’entre elles devaient-­elles être amoureuses de la voix de cet homme qui savait si bien moduler ses intonations et se délecter d’un mot rare ou précieux qu’il semblait alors sucer comme un bonbon. Mais ce n’était pas pour écouter ce séduisant phraseur que ma mère et moi nous installions à heure fixe devant notre vieux poste.

Nous avions, dans le cadre de cette émission, un autre rendez-­vous, avec une femme dont j’ignorais alors quelle grande actrice elle était : Nathalie Nerval, une Russe, sociétaire de la Comédie Française, douée d’une voix chaude, lointaine et mystérieuse. De cette voix grave, elle reprenait la lecture d’un roman interrompu la veille. Le fil n’était pas difficile à renouer. Deux ou trois indications suffisaient pour se remettre dans l’ambiance. Et la magie nous enveloppait, ma mère et moi : plus rien ne comptait que cette voix et l’histoire qu’elle nous lisait avec autant de conviction que s’il se fût agi de sa propre histoire. Plus rien n’existait : ni le petit appartement étriqué et mochard où nous vivions, ni la fenêtre donnant sur une cour sinistre d’où montaient le soir les effluves aigrelets de l’arrière-­ cuisine d’un restaurant chinois. Ni cette vie à laquelle ma mère se résignait en souriant et qui n’avait tenu aucune des promesses d’un cœur pourtant modeste, ni ma propre vie, esquissée, mais condamnée à une impasse, pire, à la médiocrité. Tout cela s’effaçait. Nous étions ailleurs. Pas forcément avec des gens heureux ou riches, ou favorisés par le destin. Il s’agissait souvent d’héroïnes de Daphne Du Maurier, de Somerset Maugham, des sœurs Brontë, des jeunes filles nobles et pauvres qui rêvaient leur vie et qui étaient des proies idéales pour tomber dans le piège d’un suborneur ou d’un imposteur. Jeunes femmes mal mariées abonnées au vague à l’âme ; jeunes hommes des meilleures familles, frais émoulus d’Oxford, entraînés dans les abîmes et la ruine par des créatures en perdition. Souvent, les larmes nous montaient aux yeux devant les mésaventures de ces malheureux idéalistes trompés par la vie. Mais qu’importaient après tout ces malheurs qui n’étaient pas les nôtres.

Comme le temps passait vite ! Trop vite dans ce séjour indiscret de la vie des autres : de leurs amours, de leurs illusions, de leurs rêves d’être riches, beaux et célèbres. Soudain, la voix de Nathalie Nerval s’évanouissait. Elle donnait rendez-­vous pour le lendemain. Et Jean Divoire, impatient de jouer avec les volutes de sa voix ensorcelante, reprenait le micro.

Ma mère et moi demeurions silencieux. La magie survivait. Elle nous enveloppait. Une part de nous-­mêmes restait à Aberdeen, à Torquay, avec les pauvres jeunes filles idéalistes exilées du bonheur. Ma mère ne faisait pas de commentaire. Pas de morale. Ce n’était pas son genre. La vie ne s’en charge-­t-elle pas toute seule, sans qu’il soit besoin d’y ajouter son grain de sel ? Nous n’avions nul besoin de nous parler pour nous comprendre. Et nous trouvions délicieux de nous rejoindre au-­ dessus de nous-­mêmes dans un monde, sinon idéal, du moins non médiocre, ce qui n’était hélas pas le cas du nôtre.

Le craquement d’une clé dans la porte d’entrée mettait définitivement fin à la magie : mon père rentrait tout chargé de l’électricité du dehors, meurtri, blessé par les avanies et les déceptions. La vie courante lui était lourde, comme une épreuve de chaque instant où s’écorchait son âme d’artiste. Il était pressé de rejoindre sa palette, sa boîte à couleurs, l’essence de térébenthine dont il parfumait l’appartement et les oranges qui, sur un napperon brodé, attendaient sagement qu’il les fasse exister sous son pinceau. Mais mon père avait beau être silencieux, immergé profondément dans son art, son inquiétude semblait continuer de battre la chamade et nous troublait. Ma mère et moi nous regardions, et avec les yeux, nous nous disions : à demain.

Ce goût pour les histoires n’avait pas une désignation précise. Ce que j’aimais, c’était être emporté ailleurs par une voix en compagnie de ma mère. Aussi, je ne me souviens d’aucun personnage ni d’aucun titre de ces romans que Nathalie Nerval avait l’art de faire revivre de sa voix suave. Sinon de cette ambiance particulière aux œuvres anglo-­ saxonnes. La seule héroïne, c’était elle, cette voix. Et encore maintenant je la garde dans l’oreille et je conserve de la curiosité pour cette femme russe dont j’aimerais éclaircir un jour l’existence.

Du plus loin que je me souvienne, j’adorais les histoires : pour un enfant, c’est banal, et je ne cherche pas à en tirer un brevet d’originalité. Ce qui en revanche est moins banal, c’était ma situation. À peine âgé de quatre ans, mes parents m’avaient confié à des pêcheurs de l’île de Noirmoutier, relégation que j’avais vécue comme un abandon. Pour tromper mon désespoir, le soir, à la nuit tombante, j’allais rendre visite dans son antre à la grand-­mère Martin, une vieille Vendéenne qui sous sa coiffe traditionnelle, la kichenotte, ressemblait avec son visage tanné et ses yeux bridés à une vieille squaw. Tout en cuisant sa soupe aux herbes dans l’âtre, sur un trépied, dans une demi-­obscurité qu’animaient les ombres dansantes sur les murs, atmosphère propre aux sortilèges, elle me racontait des histoires. Des épisodes horribles tirés de la chronique des guerres de Vendée, ou alors de non moins épouvantables légendes de la mer avec des pieuvres gigantesques qui immobilisaient des navires ou des cachalots qui croquaient comme des petits fours les matelots tombés à la mer. Quand je me couchais, j’avais ma provision de cauchemars assurée. Ces cauchemars avaient un avantage : ils me distrayaient du désespoir que m’inspirait mon existence d’enfant abandonné. Je pressentais le grand mérite des histoires : en troquant sa vie avec celle des autres, on ne gagnait pas forcément au change, mais on cessait de geindre sur la sienne.

Le premier vrai livre que j’ai lu, vers douze ou treize ans, et qui m’a entraîné dans une passion monomaniaque et définitive, c’est Le Rouge et le Noir. De l’envoûtement qu’il m’a procuré je ne crois pas être sorti. Il appartenait à la bibliothèque de mes parents. Je revois sa couverture jaune si caractéristique de la collection des classiques Garnier. C’étaient des livres confortables, imprimés en caractères très lisibles, sur du beau papier. C’est peu dire que j’ai flambé à sa lecture. Quel roman sera capable de m’inspirer la fabuleuse impression qu’il m’a donnée ? Faux ! Illusion d’optique. Beaucoup d’autres romans m’ont enthousiasmé tout autant. Mais ils n’ont pas eu le privilège d’être le premier. Ce que j’aimais dans Le Rouge et le Noir, c’était l’extraordinaire proximité que j’avais avec son héros. Julien Sorel était un frère auquel je pouvais m’identifier. Pauvre comme moi, ambitieux comme j’espérais l’être un jour dans le grand jeu de la vie réelle, méprisant sa condition, humilié par la vie, rêvant au grand soleil du succès, à l’amour qui répare les injustices, il évoluait dans cette atmosphère de tambours voilés de crêpe noir d’une France en deuil de l’Empereur. Celui-­ci n’avait légué aux jeunes gens pauvres qu’un mot d’ordre : se montrer dignes de lui. Stendhal m’a envoûté mais pas au point de devenir un inconditionnel. J’aimais infiniment La Chartreuse de Parme, ce conte de fées pour adultes doré par la chaude lumière de l’Italie, j’aimais Octave, cette bien curieuse histoire d’un babillan, un impuissant, auquel je n’étais pas pressé de m’identifier. Mais tout ce qui avait trait à l’homme, à l’auteur Henri Beyle, me semblait marqué du sceau de la vulgarité. Ainsi son autobiographie, la Vie de Henry Brulard, récit mesquin d’une existence médiocre. Comment des romans empreints d’autant de magie avaient-­ils pu être conçus par un homme aussi ordinaire, préoccupé de petites choses ? Mais que m’importait après tout. Il m’avait donné l’or de ses rêves, c’était déjà immense, je n’avais pas à faire le difficile.

Dès cette époque, les livres, les romans surtout, devinrent mes compagnons d’infortune. Ils apportaient à mon adolescence tourmentée, angoissée, les lumières d’une vie idéale. Ce que je cherchais en eux, outre l’évasion par le rêve, c’était ce qu’on demande d’ordinaire aux cartomanciennes et aux voyants : de me dire mon avenir. De me donner les recettes qui me permettaient de maîtriser ma vie, m
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