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Citation de enzo92320


L’évolution des « mèmes » culturels

La dynamique évolutive des objets culturels n’affecte pas directement le patrimoine génétique comme l’évolution des espèces. Elle présente, néanmoins, d’importantes analogies formelles avec celle-ci bien qu’elle se situe au niveau des interactions entre individus du groupe social. Les entités culturelles susceptibles d’être transmises et propagées de manière épigénétique de cerveau à cerveau dans les populations humaines – appelées « mèmes » (de mimesis) par Dawkins, « culturgènes » par Lumsden et Wilson, « représentations publiques » par Sperber ou « objets culturels » par Cavalli-Sforza – ont été comparées à des virus ! « Quand vous implantez un “même” fertile dans mon esprit, écrit Dawkins, vous parasitez littéralement mon cerveau, le tournant en un véhicule de propagation du “même” à la manière d’un virus parasitant le mécanisme génétique de la cellule hôte. » Cette épidémiologie des représentations mentales ne se fonde certes pas sur des mécanismes élémentaires identiques à ceux de l’infection virale : les « objets » propagés sont des représentations neurales mais celles-ci possèdent, comme celui-là, une stabilité. Leur longévité s’explique par le stockage dans la mémoire à long terme et, surtout, dans le cas du tableau, par la « mise en mémoire culturelle » dans des médiums ou matériaux, plus stables et plus divers que ceux du cerveau de l’homme.
Cette stabilité se fonde également sur la fidélité du mécanisme de transmission du « même » lors du processus de communication intercérébral. Comme un gène, mais à un niveau d’organisation très différent, le « même » devient unité de réplication transmise d’une génération à l’autre (comme les mots ou croyances religieuses) ou propagée d’individu à individu d’une même génération (comme les innovations technologiques ou les idées scientifiques…). Comme un gène, il est sujet à évolution par erreurs de copie, et recombinaison « au hasard ». Aux mécanismes de genèse des « mèmes », objets mentaux privés, s’ajoutent, lorsqu’ils deviennent représentations publiques, de nouveaux mécanismes de sélection. Pour Cavalli-Sforza et Fellman, la sélection d’objets culturels s’effectue en deux étapes : l’une, permissive, d’information, donne accès au compartiment de travail de la mémoire à court terme des receveurs, l’autre, active, d’adoption, d’incorporation à long terme dans le cerveau de chaque individu du groupe social et dans le patrimoine culturel extracérébral de la collectivité concernée. Une probabilité d’acceptance (Cavalli-Sforza & Fellman) ou de « survie culturelle pour elle-même » (Dawkins) peut alors être définie de manière quantitative sur la base de critères dont l’identification devient la pierre de touche du modèle darwinien. Aux contraintes déjà plusieurs fois mentionnées d’attente expectative et de nouveauté relative du stockage dans la mémoire à long terme, s’ajoutent celles de la communication entre individus dans le groupe social.

La théorie de l’information considère la communication comme transmission de messages qui inclut les étapes d’encodage, de propagation de signaux et de décodage. Dans ces conditions, les éléments transmis ne ressemblent que très approximativement aux pensées des locuteurs. Le modèle prend difficilement en compte le cas des mythes et celui des œuvres d’art qui, par leur surcodage, communiquent plus que leur sens premier. D’où la nécessité de faire appel à un modèle qui se situe au niveau d’organisation de la raison (modèle référentiel) dans lequel le contexte joue un rôle fondamental ; en particulier parce qu’il apporte un ensemble d’hypothèses sur le monde qui affectent l’interprétation des représentations transmises et définit, en quelque sorte, la « compétence » du destinataire.
Pour H.P. Grice, les communications humaines font intervenir la reconnaissance des intentions mais également font naître de nouvelles hypothèses dans la tête de l’interlocuteur. D. Sperber et D. Wilson ont développé ce point en introduisant la notion de pertinence (relevance en anglais) d’une information comme indice de l’effet multiplicatif résultant de sa combinaison avec une information ancienne. En d’autres termes, plus une information possède de pouvoir générateur d’hypothèses, plus elle a de pertinence. Comme d’autres anthropologues, Sperber répugne à utiliser le schéma darwinien dans son « épidémiologie des représentations mentales ». Il me paraît cependant légitime de considérer sa notion de pertinence comme critère de sélection potentiel d’une représentation culturelle. La sélection se fonderait, en quelque sorte, sur le potentiel d’« enrichissement » cognitif de l’information communiquée.

On est encore loin de pouvoir suggérer un modèle neural de la sélection par pertinence mais une telle entreprise paraît plausible dans la suite des travaux réalisés sur les intentions. On peut imaginer qu’un objet mental entrant dans le compartiment à court terme de la mémoire sera d’autant plus pertinent qu’il aura de possibilités de se combiner à d’autres préreprésentations – ou intentions – présentes dans ce compartiment, de s’intégrer à un ensemble sémantique latent en l’ouvrant à la mobilisation de nouvelles combinaisons de neurones, de susciter une attente…

Le tableau est un type particulier de représentation publique qui se distingue des représentations factuelles, qui portent sur la vie de tous les jours, ainsi que des croyances et des hypothèses scientifiques. Son évolution diffère de celle des « mèmes » scientifiques sur plusieurs points. La production des concepts par la science montre, au fil de l’histoire, un degré d’efficacité croissant à résoudre des problèmes, en d’autres termes, conduit au progrès cumulatif de la connaissance. Elle se démarque également de l’évolution des êtres vivants, qui montre, au cours des temps géologiques, une complexification croissante d’organisation, particulièrement spectaculaire dans le cas du cerveau. L’évolution de l’art (comme celle des croyances) ne se caractérise pas par un progrès, même si, au fil de l’histoire (à la différence des croyances), elle incorpore les données de la science et des technologies ou s’y réfère. Avec le recul des siècles, la métaphore de Vasari paraît de plus en plus inacceptable. Peut-on parler de progrès de Raphaël au Caravage ou de Nicolo dell’Abate à Nicolas Poussin ? Le tableau évolue par renouvellement adaptatif des formes, figures et thèmes, sans que l’on puisse définir un authentique progrès.
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