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Citation de enzo92320


Le tableau, « synthèse de “mèmes” »

[suite de "L’évolution des « mèmes » culturels"]

Le tableau est un « même » d’une extrême complexité ou plutôt une synthèse complexe de « mèmes », dont la transmission et la propagation s’effectuent, par le truchement du cerveau du peintre, d’une toile à l’autre dans l’œuvre du peintre et de l’œuvre d’un peintre à celle d’un autre. Le travail de l’historien est souvent de classer par ordre chronologique les tableaux dans l’œuvre d’un artiste et de définir des écoles, des filiations d’une école à l’autre. Il peut le faire, si les documents manquent, par la recherche d’éléments variables au sein d’une masse importante d’invariants qui caractérisent le style du peintre ou de la collectivité d’artistes à laquelle il appartient. Il essaie de reconstituer une évolution qui, en définitive, n’est possible que parce que le peintre, en même temps qu’il invente, emprunte à lui-même, et surtout aux autres, schémas, figures et formes qui deviennent autant d’unités de réplication, de « mèmes », qui se perpétuent au fil de l’histoire.

La Lamentation en est une illustration particulièrement frappante parmi d’autres (figure 3). Selon Kenneth Clark, l’origine de l’iconographie chrétienne de la Mise au Tombeau doit être recherchée dans l’art gréco-romain, avec la représentation de la mort du héros : en particulier dans une scène sculptée du Musée du Capitole (Rome) où le héros mort est emporté par ses compagnons hors du champ de bataille. Donatello, à la Renaissance, avec le relief intitulé Le Christ mort et les anges (Londres, Victoria et Albert Museum) introduit une tension nouvelle avec le redressement du torse du Christ et l’exaltation de sa beauté, incorporant, sans problème, la mythologie gréco-romaine à la mythologie chrétienne. Indépendamment de ce mouvement, dans l’art gothique du Nord apparaît la Pietà, où le corps du Christ mort repose sur les genoux de sa mère éplorée, entourée de Jean et de Madeleine, et dont l’expression la plus exemplaire est, comme le souligne Kenneth Clark, la Pietà de Villeneuve-lès-Avignon. Dans la gravure du Parmesan, source possible d’inspiration de Bellange, ces deux composantes antique et chrétienne s’interpénètrent ou, pour employer un terme de génétique, se recombinent. L’ambiance nocturne, l’éclairage par un porteur de cierge rappellent la Pietà du Rosso (Museum of Fine Arts) ou certains dessins du Primatice, comme la Mascarade de Persépolis (Musée du Louvre). Mais le climat change et se rapproche de celui des tableaux de Hans von Aachen ou de Spranger (en particulier son Christ ressuscité triomphant de la mort (épitaphe à Nikolaus Müller) de la Galerie Narodni, à Prague). Les fonds s’obscurcissent, l’éclairage des corps devient violent. Deux dessins de Hans von Aachen sur le thème de la mort du Christ illustrent les rapports de la Lamentation avec l’École de Prague : même souci de mise en relief du modelé du corps du Christ par l’éclairage rasant, analogies dans la disposition des ombres et lumières et dans la composition d’ensemble. Cependant, Bellange concentre l’intérêt sur le corps du Christ et sur les visages de la Vierge et du donateur, désormais vus à mi-corps. Il introduit de plus une note fantastique, voire inquiétante, par des flashes de lumière di sotto in su sur les visages et sur les mains des personnages sortis d’une nuit sans ombre. Cette composition et son clair-obscur doivent avoir été bien accueillis en terre lorraine puisque, dix à vingt ans plus tard, Georges de La Tour produit un Saint Sébastien soigné par Irène, dit à la lanterne, qui s’en inspire directement : même attitude des personnages principaux, même éclairage directif… avec, toutefois, la flèche dans la cuisse gauche, le regard attendri d’Irène qui signalent le changement d’identité des protagonistes. L’univers conceptuel du tableau évolue toutefois en profondeur : plusieurs figures superflues, dont celle du donateur, invraisemblablement mêlé à cette scène du passé, disparaissent ; un authentique pathétique se lit désormais dans la composition. L’expressionisme de la Lamentation cède à la douleur retenue et à la compassion de Saint Sébastien. Mais l’élément mystérieux hérité de Bellange persiste et tranche avec le naturalisme provocateur des toiles du Caravage que le citoyen de Lunéville a eu peu de chances de rencontrer et dont l’influence, si elle a existé, pourrait être secondaire à celle de l’École de Prague.

Une évolution similaire peut être tracée pour la Madeleine en extase, attribuée à Bellange ou à son entourage (figure 4), avec toutefois la persistance plus tardive du thème gréco-romain (la mort de Cléopâtre). Cet exemple, pris parmi beaucoup d’autres, illustre à la fois la remarquable stabilité de « mèmes » de forme « prégnants », au fort pouvoir émotionnel, et leur évolution par combinaison entre eux et avec des « mèmes » de sens sujets à des évolutions parallèles. Il devient possible de suivre l’adaptation des « mèmes » de forme et de sens issus du monde antique au contexte culturel de la Renaissance, puis de la Contre-Réforme. Le tableau se trouve donc être sujet à une évolution « longitudinale » de « mèmes » de forme et à un entrecroisement (intrication) « vertical » de multiples « mèmes » de sens que l’artiste fait converger, avec le savoir-faire qui caractérise son génie.
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