Pilate ne mérite ni le portrait abominable qu’ont dressé de lui nombre de chercheurs modernes, ni la destinée flatteuse que lui accordèrent certaines traditions ecclésiales. Il eut surtout la malchance d’être aux prises avec une affaire qui allait avoir des résonances au-delà de ce que lui-même pouvait supposer. L’affaire de Jésus de Nazareth n’était qu’une condamnation parmi d’autres ; Pilate, sans doute, n’y avait pas attaché plus d’importance qu’à tant d’autres condamnations, c’est pourtant d’elle qu’il devait recevoir sa célébrité et continuer à intéresser la tradition chrétienne et les historiens.
A plusieurs reprises, la tradition évangélique minimise la responsabilité de Pilate lors du procès de Jésus et charge les Juifs. "L’Évangile de Pierre" accentue cette orientation apparue très tôt, et fort développée, cependant cette évolution favorable à Pilate n'est pas la seule. Le salut de Pilate a tourmenté la tradition chrétienne qui le présente parfois sous un visage inattendu.
Si l'on compare les textes de Justin et de Tertullien, des différences méritent d'être relevées. Justin fait appel à Pilate dans une perspective apologique, car les "Actes de Pilate" pourraient témoigner de la vérité des prophéties relatives à la Passion et aux miracles de Jésus, mais il ne porte aucun jugement sur Pilate. Tertullien est beaucoup moins réservé :
< < Pilate, qui était lui-même déjà chrétien dans le cœur, annonça tous ces faits relatifs au Christ, à Tibère, alors César. > >
Selon Tertullien, le témoignage de Pilate ne concerne pas que les miracles et la Passion, mais aussi la Résurrection et l'Ascension de Jésus. Tertullien est le témoin le plus ancien que nous ayons conservé d'un courant patristique qui fait de Pilate un chrétien capable de rendre témoignage au Ressuscité. Face aux affirmations de Tertullien, nous avons relevé la prudence d'Eusèbe de Césarée, témoin d'une autre tradition. Dans ce processus de réhabilitation du gouverneur de Judée, l'élément le plus surprenant de la légende de Pilate est sa reconnaissance comme martyr par la tradition copte et l'inscription de son nom au calendrier des saints dans l’Église éthiopienne.
Aux VIIe - VIIIe siècles, Pilate était une figure de saint très populaire parmi les Coptes. Il existe un apocryphe "L’Évangile de Gamaliel", consacré à Pilate et à son martyre. Cet évangile, conservé dans deux homélies éthiopiennes, est sans doute une œuvre copte du Ve siècle qui connut plus tard une audience élargie grâce à une version arabe ; il fut ensuite repris par des traducteurs éthiopiens. Pilate fut à certaines époques un nom de baptême courant chez les Coptes.
Dans le Synaxaire éthiopien, le 255 de Sanê (19 juin), on lit la mention suivante :
< < Salut à Pilate qui se lava les mains pour montrer qu'il était pour du sang de Jésus-Christ, et à Abroqlâ (Procla), salut, sa propre femme, qui envoya dire : "Ne lui fais pas de mal ! car cet homme-là est pur et juste > >
L’Église grecque, pour sa part, n'exalte pas la figure de Pilate, mais elle vénère la sainteté de sa femme, le 27 octobre. En effet, dans les Ménées, on lit cette mention :
< < A ce jour, mémoire de sainte Procla, épouse de Pilate : "Le Seigneur t'a à côté de lui, Procla, lui qui est resté devant ton mari, Pilate > >
A partir du XVIIe siècle, la femme de Pilate est désignée sous le nom de Claudia Procula.
Quelques traits de la physionomie de Pilate.
L'homme a un double visage : soumis à l'empereur qu'il craint et à qui il voue une dévotion, au moins extérieure, il est intransigeant avec les habitants de la province. Soucieux de ne pas perdre la face vis-à-vis de ces derniers, Pilate est bien décidé à ne rien faire qui puisse leur être agréable. N'est-ce pas la meilleure manière d'inspirer respect ? Il est le maître en Judée et veut le faire sentir. L'homme n'a peut-être pas un grand sens politique, mais il est rusé, prudent et prévoyant. Ses répressions ne sont jamais menées à la légère : il utilise les troupes pour ramener à la soumission les habitants de la province, mais il n'intervient pour réprimer l'agitation que dans la mesure où la force est de son côté ; rusé, l'homme est même sournois. Pilate recourt volontiers à des stratagèmes pour affronter les protestations de la foule. Il croit à la vertu de la force et ne recherche pas des actes qui pourraient attirer la sympathie des juifs pour le pouvoir romain.
[...] Contrairement à ce qui a souvent été dit, l'homme n'est pas un personnage cruel, avide de sang, faisant bon marché de la vie des provinciaux ; tout au plus, peut-on lui reprocher de ne pas maîtriser suffisamment la brutalité de ses soldats et d'avoir la main lourde quand il use de son droit en matière capitale.
Cet homme, qui redoutait tout ce qui touche au sacré, n'a pas cherché à blesser et provoquer l'âme juive, il l'a ignorée. Sur ce point, les faits sont clairs.
Que serait cet homme dans la mémoire de l'humanité s'il n'avait été associé au procès de Jésus de Nazareth ? Tout au plus, laisserait-il quelques souvenirs aux lecteurs de Flavius Josephe ou de Philon.