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Citation de JohaneFiliatrault


Pour l’heure, l’ambassade entière venait de s’arrêter devant les grandes portes qui fermaient l’unique entrée de la ville. Sur un geste du sachem, les gardes ouvrirent solennellement les battants devant eux et un saisissant spectacle s’offrit à leurs yeux. Tous les habitants du lieu semblaient se tenir là, une multitude d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards, vêtus d’habits de fête et parfaitement silencieux. Ils se tinrent ainsi, immobiles, jusqu’à ce que s’élève parmi eux un battement de tambour lent et pénétrant. Il monta alors de cette immense foule une mélopée poignante, vibrante, envoûtante. La multitude se fendit docilement pour les laisser entrer ‒ il devait y avoir là deux ou trois mille personnes ‒ et les visiteurs furent éblouis de découvrir la cinquantaine de maisons longues qui se dressaient de part et d’autres de la voie centrale, colossales constructions au sommet arrondi, toutes de bois et d’écorces cousues ensemble, alignées le long d’une spacieuse allée que leurs guides leur firent emprunter et remonter jusqu’au centre de la cité, où une vaste place était aménagée.
...............
Enkari savait qu’il devait maintenant ramener le monstre en eau peu profonde, petit à petit, sans à-coup; il savait aussi qu’il s’agissait là d’une tâche titanesque, au-dessus des forces d’un seul homme. Sa seule arme était sa patience; il lui fallait épuiser le mastodonte, le laisser tirer à satiété. Ce moment était si unique, si exaltant, qu’Enkari se trouvait comme saisi d’une fièvre extrême, dans un état proche de la transe. Il se sentait connecté au Grand Esprit; et par le fait même, connecté à l’esprit du seigneur qui écumait de rage à l’autre bout du fil. Tout se jouait entre leurs deux intelligences, entre leurs esprits reliés par le fil; ils se mesuraient l’un à l’autre en ce combat ultime. L’un des deux repartirait vainqueur ce soir-là.
Enkari progressait très lentement vers la rive, avançant de temps à autre d’un pas, puis s’arc-boutant sur place afin de résister à la force titanesque qui voulait l’entraîner vers le large.
Enkari était épuisé. Sa seule consolation était de supposer que l’esturgeon l’était sans doute, lui aussi ‒ quoique l’énergie qu’il mettait encore à tirer sur la ligne sembla démontrer le contraire.
Quand il atteignit enfin un arbre assez gros pour résister à la Terreur des eaux douces, il en fit le tour plusieurs fois pour y enrouler la corde à mesure qu’il la déroulait de ses mains. Quand il eut enfin les mains libres, il attacha solidement la ligne au tronc et il courut jusqu’à l’endroit où il avait laissé sa lance. Ainsi armé, il se posta au bord du bassin. Il cherchait à percer l’obscurité des yeux, pour à tout le moins percevoir quelques remous qui lui révèleraient la position du géant. Mais le mastodonte était aussi silencieux que la mort, aussi invisible qu’un esprit.
Il lui fallut attendre que veuille bien sortir de derrière son voile la blanche gardienne des nuits, la lumineuse lune; et qu’elle daigne éclairer de son reflet la silhouette du mastodonte. La détente fut fulgurante : en un éclair, la lance d’Enkari s’était profondément fichée dans le dos du grand poisson. C’était gagné! Il n’avait plus qu’à attendre que le temps travaille pour lui, qu’il engourdisse sa proie en la vidant de sa substance. Le monstre se laisserait alors tirer de l’eau sans plus de résistance qu’un petit méné. Enkari s’agenouilla sur la neige pour remercier l’esprit du grand poisson : grâce à son sacrifice, Nakia et lui seraient bienvenus à Hochelaga…
……………
Le temps était frais, ce matin-là, à St-Malo. Le vent du large s’engouffrait avec violence dans l’anse autrement tranquille où mouillait l’Émerillon, toutes voiles descendues. Valsant sur l’onde agitée, le petit navire dressait fièrement son mat au milieu de bateaux certes plus puissants que lui, mais passablement moins glorieux : lequel d’entre eux pouvait se vanter d’avoir caressé de son flanc les eaux du grand fleuve, là-bas, dans le lointain Canada?
Un printemps tardif s’installait timidement sur la France. À cette heure matinale, le port s’éveillait encore des langueurs de la nuit et les quais étaient, par conséquent, relativement déserts. Thomas s’avança jusqu’à la limite des installations portuaires, là où seuls de grands rochers recevaient les flâneurs. Le bruit du ressac emplissait ses oreilles d’une musique puissante, obsédante, trouée de loin en loin par les cris outrés des oiseaux de mer qui se disputaient sur la grève les restes d’un mollusque échoué. Demain commencerait le chargement du petit navire de Cartier; et celui de quatre plus grands bâtiments avec lui ‒ dont la Grande Hermine, présent royal offert à son capitaine par sa majesté François en reconnaissance de ses bons et loyaux services en Canada.
Le départ était proche. Au fur et à mesure du passage des jours, la fièvre grandissait aux entrailles du matelot. Il rêvait depuis bientôt six ans du jour où il repartirait vers elle. Il n’avait jamais oublié Nakia. L’affliction qu’il avait perçue dans ses grands yeux noirs, sa farouche détermination, sa vulnérabilité qui perçait parfois dans un regard ou dans un geste, le savoir-faire qu’il avait pu observer chez elle, la grâce que dégageait toute sa personne… Elle l’avait séduit, sans jamais le chercher ni même le souhaiter, peut-être. Il gardait de son visage un souvenir ému; et quoiqu’avec le passage des années, la précision de ses traits se fusse sérieusement estompée, un émoi le chavirait encore lorsqu’il les évoquait. Était-ce là ce qu’on appelle amour?
Le fait est qu’il aimait le pays tout autant que l’Indienne; et il voguerait bientôt, très bientôt, vers eux. Le Canada résumait en lui tout l’attrait de son être ‒ attrait du cœur, attrait de l’âme, attrait des sens. Du perchoir d’où il contemplait la valse incessante des bateaux, plus lente et plus ample maintenant que le vent s’était un peu calmé, Thomas revoyait en pensée cette terre aimée, lointaine certes, mais plus que jamais accessible. Du haut du rocher où il s’était assis, il regardait grandir en lui la détermination… Il accomplirait bientôt ce qu’il projetait depuis longtemps. Il partirait s’établir en Canada. Il déposerait définitivement son sac de matelot et irait se mettre à l’école de ce vaste et généreux pays; là où un homme sans titre pouvait espérer s’ouvrir, à la sueur de son front, un avenir bon et prometteur.
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