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Citation de lglaviano


Extrait de Yawar fiesta (La fête du sang, chapitre 2 : le dépouillement, 4/4) SUITE 3 et FIN :

« Mais ça, ce n’était rien encore. De temps à autre, le patron envoyait des commis chercher du bétail à la ferme. Les préposés choisissaient le taureau rouge, le taureau noir, ou le taureau brun. Alors les hommes de la puna et leurs familles faisaient leurs adieux au taureau qui descendait dans la vallée, grossir le troupeau que le patron allait conduire à "l’étranger". Alors oui, ils souffraient. Ni la grêle, ni la mort même ne faisaient souffrir davantage les Indiens des hauts plateaux.
─ Rouge, noir, brun, pour le troupeau ! ordonnaient au petit jour les commis.
Les gamins et les femmes s’agitaient. Les gamins couraient auprès des taureaux étalons qui dormaient encore dans les enclos. De leurs bras, ils caressaient le museau laineux.

─ Mon petit brun ! Où vont-ils t’emmener petit père !

Le brun sortait sa langue râpeuse, humide, et se chatouillait les naseaux ; il gratifiait aussi d’une grande lèche le minois ambré du petit qui lui témoignait cet intérêt, se laissait cajoler sans se fâcher et posait ses grands yeux sur les jeunes garçons. Puis les gamins pleuraient, ils pleuraient doucement, avec leur voix de chardonneret.
─ “Pillkuchallaya ! Pillkucha !” Mon seul petit brun chéri ! Mon petit brun !

Mais les convoyeurs arrivaient, ils claquaient leurs fouets au-dessus des têtes des gamins:
─ Allez, allez, ouste !
Les convoyeurs les repoussaient sans ménagement ; et à grands coups de fouet, ils séparaient du troupeau ceux qu’ils avaient choisis.
Alors venait la grande peine. La famille se regroupait à l’entrée de la hutte pour chanter ses adieux aux taureaux qui partaient.

Le plus vieux jouait de la flûte, la grande "machu kena"(9) de l’Altiplano, ses fils, des "wakawak’ras"(10) et une des femmes, du tambour(11):

“Vacallay vaca, turullay turu,
Vacachallaya, turuchallaya.”

Vache petite vache,
taureau petit taureau,
Vache ma p’tite vache chérie,
taureau mon p’tit taureau chéri.

Les punarunas(2) braillaient, tandis que les convoyeurs rassemblaient à coups de fouet le brun, le rouge… et s’éloignaient de la ferme.

“Vacallay vaca, turullay turu”…
Vache petite vache, taureau petit taureau…

La flûte résonnait avec force dans la puna(2), la corde du tambour ronflait sur le cuir, dans les creux, dans les rochers, sur les lacs de la puna, la voix des "comuneros"(4), de la flûte, du tambour léchait l’«icchu»(12) , montait au ciel, déversait son amertume sur toute la puna, et imprégnait la terre à cœur, du fin fond du plus profond cañon jusqu’à la plus haute cime… Alors les Indiens des autres haciendas se signaient.

Mais c’étaient les gamins qui souffraient le plus. Ils pleuraient comme s’ils allaient mourir et la haine des notables grandissait dans leurs cœurs, comme se renouvelle le sang, comme croissent les os.

Voilà comment les Indiens de la puna furent dépouillés, Indiens de K’ayau, de Chaupi, de K’ollana, de K’oñani et de Pichk’achuri.»


(9)- La « machu kena » ou « ocona » : Grande kena (flûte droite à encoche) des hauts plateaux, de 80 à 90 cms, à la voix profonde et grave, des départements de Puno et Ayacucho au Pérou, qui se joue seule en expression individuelle à la différence des pusipías, lichiwayus, chokelas, autres grandes kenas qui se jouent en troupe, pour une expression communautaire.
(10)- « Wakawak’ras » (ou encore : Wajrapuko) : sorte de cor au son puissant et guerrier, fait de cornes de taureau creusées et emboîtées les unes dans les autres. Il accompagne le « wak’raykuy » ou chant des coups de corne, et le « turupukllay » la musique qui accompagne les corridas.
(11)- Un petit tambour au son clair et sec, ou grésillant s’il est agrémenté d’une corde ou d’une lanière qui contre vibre avec la peau. Peut-être une «caja» ou une «tinya», petit tambour de culture chancay (conquise par les Incas).
(12)- «icchu» : petite graminée dure et jaunâtre des maigres pâturages de l’Altiplano andin. En Ariège, Pyrénées, on l’appelle le «chispet’».
[NDLR: Helgé, alias lglaviano]



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