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Citation de Cielvariable


Kaïna

— Les filles, ne vous gênez pas pour vous resservir du punch !

Mon père vient de nous balancer cette invitation avant de traverser la porte coulissante. Je suis installée sur une causeuse extérieure, surplombée par un parasol gigantesque bourgogne à une des extrémités de la cour de la résidence que mes parents habitent depuis plus de trente ans. Une des rares maisons de la rue Chenaux où le lac des Deux-Montagnes est directement accessible. Tout comme celle où a grandi Corinne, à deux maisons de là et dont elle a hérité lorsque son père est décédé. Mon amie, appuyée sur la base du parasol, me fait face. Elle est dos au lac, ses cheveux blonds sont transpercés par les rayons du soleil, qui achève sa descente. Elle me fixe avec ses yeux bleus en amande tout en agitant doucement le contenu de son verre.

— Je pense qu’il y a plus de rhum que de jus là-dedans, avance Cori. C’est sûr que ta mère n’y a pas goûté ! Je souris face à cette affirmation des plus vraies. Ma mère, qui veut toujours garder le contrôle de tout ce qui se passe – entre autres ma vie –, n’est certainement pas au courant que le jugement de ses invités risque d’être sérieusement altéré avant le coucher du soleil.

— Bah ! C’est probablement une bonne nouvelle pour tout le monde. Si les gens sont ivres, ils seront moins ennuyés par le monologue historique de mon père sur les patriotes ! affirmé-je en plongeant ma main dans le bol de M&M’s, – mes friandises préférées – posé à mes côtés.

Chaque année, mes parents font un party pour souligner cette fête. Mon père se fait alors un honneur de rappeler les raisons à l’origine de ce jour férié, nommé différemment au Québec que dans le reste du Canada. Cependant, sa fierté patriotique n’a pas de portée politique, lui qui est parfaitement bilingue et a des amis autant anglophones que francophones.

Pour souligner cette fête, il organise toujours un feu d’artifice. Enfant, j’étais fascinée qu’il puisse déployer cette pyrotechnie dans notre propre cour. Aujourd’hui, même si la magie est moindre, j’aime encore voir des couleurs illuminer le ciel.

— À quelle heure Angie est-elle supposée se pointer ?

Je me penche pour soutirer mon téléphone de mon sac à main.

— Elle a texté, il y a exactement deux minutes, qu’elle arrivait. Donc je dirais dans 3, 2…

— Salut, les filles ! s’écrie Angélik en nous apercevant.

Ses cheveux roux cendré, qui tombent en cascade jusqu’au milieu de son dos, entourent son visage rond pourvu de yeux bruns rieurs. À l’âge de quinze ans, ma cousine, dont la couleur naturelle de cheveux est brune avec des reflets roux persistants, a décidé que le roux franc correspondait plus à sa personnalité. Depuis ce jour, elle se teint les cheveux d’un beau cuivre cendré.

— Angélik !

Sa mère, ma tante, vient d’interrompre son élan alors qu’Angie marchait de son pas gambadant typique vers nous. Ma cousine, qui se situe une dizaine de kilos au-dessus de ce que la norme sociale absurde exige, assume parfaitement bien son embonpoint. Elle nous fait signe du doigt de patienter une minute et tourne les talons. Je la vois se diriger vers le groupe d’adultes qui pullulent sur le terrain, autour du foyer en briques. Nous l’observons saluer toutes les personnes présentes.

Angélik, la plus jeune de nous trois, habitait avec sa famille dans une rue perpendiculaire à la mienne. Donc, bien qu’elle ait été ma cadette de deux ans – ce qui constitue un ravin chez les jeunes –, elle me suivait partout. Timide et manquant de confiance en elle, strictement à cause de ses rondeurs physiques qu’elle a toujours arborées, elle a heureusement décidé au milieu de l’adolescence de les accepter comme faisant partie de son style unique. Quant à Corinne, ma meilleure amie depuis l’école primaire, elle passait beaucoup de temps chez moi. Elle fuyait son père monoparental qui, malgré l’amour qu’il portait à sa fille, en portait encore plus à ses bouteilles de bière. Abandonnée volontairement par sa mère à l’âge de cinq ans, et moins délibérément par son père à vingt ans, elle aimait venir à la maison où elle vivait un semblant de vie familiale. Et sa présence m’offrait la possibilité d’imaginer ma vie si je n’avais pas été une fille unique surprotégée par ses parents.

Angélik revient vers nous.

— Tu as presque réussi à t’en sauver ! lance Cori.

— Presque ! admet-elle en riant. Mais ça ne me dérange pas comme toi !

— J’ai effectivement eu trop de becs à mon goût en arrivant ici ! grogne-t-elle.

Corinne est contre l’idée de donner des becs sur la joue à des gens qu’elle voit une fois par année. Cette femme splendide, qui a pratiqué le mannequinat pendant ses années d’études, préfère préserver sa « bulle » pour ses amis proches et s’amuser avec le corps des prétendants qu’elle choisit de laisser approcher, quoique son jeu de séduction est terminé depuis qu’elle s’est récemment fiancée. Si on considère sa difficulté à s’attacher réellement, cette annonce avait créé toute une surprise.

— J’ai vu que tu avais réussi à en esquiver quelques-uns, approuve Cori.

— Deux sur une quinzaine ! Ta moyenne a dû être meilleure ?

— Oh que oui ! confirme Corinne.

Angélik se laisse tomber à mes côtés sur la causeuse.

— J’ai une grosse nouvelle pour vous. Une mauvaise.

Cori vient se positionner face à elle tandis que je me redresse. L’intonation d’Angélik, habituellement pimpante, nous inquiète.

— Qu’est-ce qui se passe ? m’inquiété-je.

— Mon voisin ! lâche Angie avec un air déçu.

— Le pétard ? précise Cori.

Le troisième voisin d’Angélik est un beau spécimen que nous avons eu la chance de remarquer lors d’une des belles journées d’avril. Comme la plupart des Québécois, nous étions excitées par l’atteinte des premiers quinze degrés sous le soleil après un hiver froid qui nous avait confinées trop souvent dans nos demeures. Nous nous étions donc installées sur la terrasse de ma cousine pour siroter du vin. C’est alors que nous avions aperçu, de loin, ce nouveau voisin qui raclait son terrain. Il avait emménagé durant l’hiver. Depuis ce jour, Angélik avait réussi à lui parler, de façon anodine, à quelques reprises. Et selon ses comptes rendus fréquents, il n’y avait qu’une automobile dans l’entrée.

— Il a une blonde et l’a baisée toute la soirée sur son balcon ? hasarde Corinne.

Angie fait une moue avant de s’exprimer.

— Il est mort.

Corinne et moi sommes sidérées, muettes quelques secondes.

— Tu en es sûre ? vérifié-je.

— Quand je suis sortie ce matin, il y avait une flopée de policiers autour de sa maison. J’ai ralenti en me rendant à ma voiture. Instinctivement, je me suis mise à marcher vers chez lui. Un des enquêteurs m’a remarquée.

— Beau ? questionne Cori d’un ton méthodique.

— Pas pire, mais pas comme dans les films. Dans la vraie vie, il ne semble pas y avoir de casting pour choisir les mâles qui effectuent ce genre de travail. Il m’a confirmé que la victime, dont la description physique correspond parfaitement à mon voisin, vivait seule.

— Donc il était célibataire ! Et il est mort ! Quel gâchis ! s’insurge Cori.

L’intensité de sa réaction est déstabilisante.

— Euh… Cori, dis-je, tu te souviens que tu as un chum ?

— Ouais. Je sais.

Angie et moi échangeons un regard inquiet.

— Tu as quelque chose à nous dire, Cori ? demande Angélik.

— Rien d’aussi frappant qu’un mort dans mon voisinage. Alors, est-ce qu’il y a encore de l’action autour de sa maison ?

— Non. Après avoir parlé avec l’enquêteur, qui voulait savoir si j’avais été témoin d’anormalités dans le coin dernièrement, je suis passée à mon bureau. J’y ai travaillé environ deux heures. Puis quand je suis revenue chez moi, je l’ai vu.

— Ton voisin ? demande Corinne, l’air ailleurs.— Il est mort, Cori ! rappelle Angélik.

— Ah oui ! Désolée, c’est un réflexe. Je suis habituée que tu nous parles de lui vivant.

— J’ai vu la civière, sur laquelle il y avait un sac noir.

— Ça, c’est comme dans les films ! affirme Cori.

— Mais tu ne l’as pas vu, donc tu ne peux pas être certaine que c’est lui, renchéris-je.

— Kaïna ! Un gars, qui habitait seul dans cette maison, est mort. Les chances que ça soit le beau mec, que j’ai vu des dizaines de fois à cet endroit, sont assez élevées. Tu ne crois pas ?

— Ça peut être un autre, soulevé-je, perdue dans mes pensées.

— Il était juste trop beau pour mourir. Ce n’est pas juste ! se plaint Cori.

Angélik alterne rapidement son regard entre mon amie et moi.

— Vous savez que vous avez vraiment des réactions bizarres ! C’est moi qui devrais être la plus affectée par cette histoire.

— Ah oui, pourquoi ? demande Cori d’un air suspicieux.

— Parce que c’est moi qui ai vécu tout ce scénario macabre. Mais toi, dit-elle en me pointant du doigt, tu sembles vouloir voguer dans le déni, tandis que toi – elle désigne maintenant Cori –, tu parais beaucoup trop intéressée aux hommes pour une fille qui va se marier.

— J’annule le mariage, lâche Corinne.

Cette nouvelle ne me surprend pas. C’est l’annonce des fiançailles qui m’avait étonnée puisque Cori est incapable de s’attacher à quelqu’un. Par contre, Angélik semble totalement consternée. Sa mâchoire ne présente plus aucun tonus et ses yeux s’écarquillent. Elle voulait croire que Corinne avait enfin trouvé un homme qui pouvait la combler à long terme.

— Tu annules ? Tu as annulé ou tu annuleras ? demandé-je d’un ton pragmatique.

— Futur simple, répond mon amie.

— Merde, les filles ! On n’est pas dans un cours de grammaire ! On parle du mariage qui doit avoir lieu dans deux mois, s’exclame ma cousine.

— Devait ! rectifié-je. À ce moment-ci, tu aurais dû utiliser l’imparfait.

— Je me fous des temps de verbes ! Corinne ne s’est pas mariée, ne se marie pas et ne se mariera pas ! L’important, c’est de savoir pourquoi ! réussit-elle à articuler en regardant Cori.
— Parce que tu ne l’aimes pas ? deviné-je en portant mon attention sur la fiancée.

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