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Citation de Woland


[...] ... L'été 1950 fut exceptionnellement chaud et humide, avec des températures proches de 40° C. Ma mère se lavait tous les jours ; cette hygiène lui valut aussi des remontrances [de la part de ses camarades du Parti]. Les paysans, en particulier ceux du Nord, d'où venait Mme Mi, se lavaient rarement, faute d'eau. Du temps de la guérilla, hommes et femmes faisaient des concours d'"insectes révolutionnaires" (de poux). La propreté était considérée comme anti-prolétarienne. Quand un automne plutôt frais succéda à cet été torride, le garde du corps de mon père concocta un nouveau grief contre ma mère : selon lui, elle se comportait comme une grande dame du Kuo-min-tang [= créé par Sun Yat-sen, il s'agit du parti nationaliste chinois, ennemi des rouges, à la tête duquel se retrouvera un jour Tchang Kaï-chek], car elle avait osé se servir de l'eau chaude inutilisée par mon père. Pour économiser du combustible, il avait été décidé que seuls les officiels auraient droit à de l'eau chaude pour se laver. Mon père faisait partie de cette élite, mais pas elle. Or, les femmes de la famille de mon père lui avaient fortement déconseillé d'utiliser de l'eau froide à l'approche de son accouchement. A la suite de la remarque de son garde du corps, mon père interdit à sa femme de se servir de son surplus d'eau chaude. Elle avait envie de hurler chaque fois qu'il prenait ainsi parti contre elle, lorsque l'on s'immisçait dans les recoins les plus intimes de son existence.

Cette intrusion systématique du parti dans la vie privée des gens était l'un des piliers d'un processus essentiel, appelé "réforme de la pensée." Mao n'exigeait pas seulement une discipline rigoureuse, mais une soumission absolue de tous les esprits, grands ou petits. Toutes les semaines, les révolutionnaires devaient impérativement prendre part à une réunion dite "d'analyse de la pensée." Chaque participant passait publiquement en revue ses mauvaises pensées et les soumettait aux critiques des autres. Ces assemblées étaient généralement dominées par une poignée d'individus pharisaïques et mesquins qui abusaient de la situation pour donner libre cours à leur jalousie et à leur frustration ; quant aux communistes d'humble souche, ils en profitaient pour s'en prendre à leurs camarades d'origine bourgeoise. La révolution communiste étant par essence d'inspiration rurale, on partait du principe qu'il fallait réformer les gens afin qu'ils ressemblent davantage à des paysans. Ce système puisait toute sa force dans le sentiment de culpabilité des classes intellectuelles, conscientes d'avoir connu des conditions de vie préférentielles.

Ces réunions constituaient pour les communistes un remarquable instrument de contrôle : elles occupaient le peu de temps libre qu'il restait à chacun et supprimaient toute intimité. La mesquinerie qui y régnait se justifiait par le prétexte que décortiquer la vie de chacun garantissait une purification de l'âme. En réalité, cette étroitesse d'esprit était une caractéristique fondamentale d'une révolution qui glorifiait l'indiscrétion et l'ignorance, et qui s'appuyait sur la jalousie pour assurer son contrôle. Les deux camarades de cellule [= cellule communiste, cela va de soi, et non cellule dans une prison] de ma mère la harcelèrent ainsi pendant des mois, en l'astreignant à d'interminables autocritiques.

Elle n'avait pas d'autre solution que de se plier à ce douloureux exercice. La vie d'un révolutionnaire perdait tout son sens s'il était expulsé des rangs du parti. Il se retrouvait à peu près dans la même situation qu'un catholique excommunié. Quoi qu'il en soit, ces pressions faisaient partie de la norme. Mon père avait dû s'y soumettre et les avait acceptées comme un élément indissociable de la révolution ; il en subissait d'ailleurs toujours. Le parti n'avait jamais caché qu'il s'agissait d'un processus pénible ; mon père expliqua à ma mère que son angoisse n'avait rien d'anormal. ... [...]
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