L’automne est définitivement installé. La lumière rehausse les reliefs et les ombres. Il est surprenant de découvrir chaque jour une nouvelle palette de teintes changeantes et ce plaisir d’arpenter les sentiers familiers. Les sommets se nappent de ces instants précieux où le temps s’estompe. Je fais corps avec ma terre. Pourtant, mes pas me portent aussi vers toi, vers l’océan et la couleur doré du sable. Vers les embruns et l’odeur de l’iode mêlée à celle des immortelles, chardons et autres herbes maritimes.
Ton visage s’éclaire au sourire que je lui renvoie. Le ton malicieux, je t’ordonne de fermer les yeux. Tu hésites un peu avant de t’exécuter. J’approche alors de ton oreille une des baguettes de pain et de ma main brise la croûte d’un geste lent.
— Hum… ! murmures-tu, les narines dilatées, inspirant de tout ton corps.
Tes lèvres sensuelles et diablement attirantes s’entrouvrent, anticipant le plaisir d’y goûter. Je me redresse d’un bond. C’est de toi dont j’ai faim, là, et je retiens difficilement le désir qui m’affleure. Tu arraches un morceau de la baguette et tu l’engloutis en déclarant, mutine :
— Tu sais parler aux femmes, toi !
La nuit s’étirait. Alice flirtait avec un grand type. Jonas s’était isolé avec sa copine, Martin dormait. Dans le salon, à l’opposé de la cheminée, se trouvait un piano droit. La mère d’Alice en jouait et j’appréciais de pouvoir l’utiliser quand je venais parce que je ne possédais qu’un piano numérique chez mon père. Non pas que je m’en plaigne, cela me permettait de jouer jusqu’à tard, avec le casque, sans le déranger.
L’alcool, la léthargie et la musique accompagnaient cette fin de nuit et comblaient le manque qui m’habitait. J’étais presque bien. Le passé de ma mère, le silence de mon père, perdaient de leur importance.
— On pourrait presque croire que tu lui fais l’amour.
La voix, derrière moi, n’avait rien de moqueur, bien au contraire. Elle fleurait le respect. Elle avait une légère fêlure sur la fin des mots, d’une sensualité inouïe. Pivotant sur mon tabouret, je me tournai vers la fille lovée dans un des fauteuils du salon, me penchai en avant, les bras sur mes cuisses pour mieux la dévisager. Elle se redressa, avança son buste pour discerner elle-même ce que la pénombre de la pièce ne lui permettait pas de percevoir.
— Tu joues toujours ainsi ou bien est-ce parce que tu as bu ? demanda-t-elle. Non, ne dis rien, ajouta-t-elle, laisse-moi penser que tu n’as pas besoin d’alcool pour vivre la musique comme tu la vis
On pourrait croire le monde à la lisière de deux mondes et le ciel à notre portée, dans cet équilibre parfait qui chemine entre les racines. J’entends courir la promesse des fleuves à travers la terre et les chemins secrets épousant le paysage.
J’entends la voix des arbres me dire le possible de toute renaissance.
Si Liiro affectionnait la solitude, la mort des siens avait accentué cet état. Il était réticent à évoquer la vie qu’il a menée avant son périple. Dans le silence de son cœur, il gardait un profond attachement à Vinö qui avait affronté l’hostilité de son village en acceptant de l’élever lui, un enfant rejeté en raison de l’atrophie de son bras et de sa main.