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Citation de MegGomar


Ronit posa trois bols sur le comptoir de la cuisine. Elle y versa des
olives, des bouts de concombre, des cacahuètes grillées encore tièdes dont
la peau, trop salée, donnait mal au ventre. Sur la terrasse, les garçons
sortaient des canettes de bière d’une glacière et aspiraient la mousse qui
débordait et leur coulait sur le menton. « Regarde ces hypocrites, dit-elle à
Aïcha. Ils prétendent qu’ils défendent l’émancipation des femmes et qu’ils
ne sont pas comme leurs pères. Moi je te parie qu’une fois mariés, ils
demanderont à leurs femmes de ranger leurs diplômes et de redevenir de
bonnes ménagères. »
« On aurait bien besoin d’aide ! » hurla Ronit dans l’indifférence
générale. « Tu es médecin toi, non ? demanda-t-elle à Aïcha qui coupait de
fines tranches d’un saucisson qu’elle avait rapporté d’Alsace. C’est vrai ce
qu’on dit sur la pilule ?
— Qu’est-ce qu’on dit ?
— Ben tu sais. Que ça fait tomber les cheveux, que ça donne des
cancers et que parfois même ça rend stérile.
— Scientifiquement, ça me paraît peu convaincant.
— Tu la prends toi ?
— Quoi ? La pilule ?
— Si tu dis que ça ne fait pas de mal, pourquoi tu ne la prends pas ? »
Ronit n’attendit pas la réponse d’Aïcha. Abdellah s’était approché du
comptoir et tout en grignotant du saucisson, il s’en prit à Henri :
« Dis-moi, tu es au courant que Roland Barthes va venir enseigner à
Rabat ?
— Tout le monde le sait, répondit Henri. À la faculté, on ne parle que de
ça.
— Le pays est au bord de la révolution, le peuple vit dans la misère et
M. Roland Barthes va nous faire l’honneur de nous enseigner Proust et
Racine ! Mais qu’est-ce que les Marocains en ont à faire de Proust à la fin ?
On porte vos vêtements, on écoute votre musique, on regarde vos films.
Dans les cafés de Casablanca, les jeunes lisent Le Monde et jouent au tiercé
sur des chevaux qui courent à Paris. Quand est-ce qu’on va comprendre que
nous devons développer notre propre personnalité, connaître notre propre
culture, reprendre notre destin en main ?
— Tu préfères quoi ? rétorqua Ahmed. Ne me dis pas que tu es comme
ces gens de l’Istiqlal qui réclament l’école coranique, l’arabisation totale et
le retour à des traditions qui ne sont rien d’autre que du folklore pour
touristes ?
— Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. La vérité c’est que le
pouvoir ne voit aucun intérêt à éduquer les masses. Tant que les coopérants
français seront chargés d’enseigner dans nos facultés, les étudiants
recevront un savoir colonial et bourgeois qui les amènera à défendre des
intérêts de classe. Je ne dis pas ça pour toi, Henri. Toi, c’est différent. Mais
reconnais que tes collègues coopérants viennent ici attirés par la gamelle à
dirhams marocains.
— Je te trouve un peu injuste, rétorqua leur hôte. Nous sommes ici pour
mettre nos connaissances à la disposition du Maroc et l’aider à former sa
future élite, qui prendra les commandes du pays.
— L’élite, quelle blague ! Ce pays fabrique chaque année des millions
d’analphabètes pour labourer les champs, nettoyer les trottoirs, tenir un
fusil. L’élite, comme tu dis, a une responsabilité. Nous devons partir à
l’assaut des usines, organiser des cours du soir, œuvrer à la conscientisation
des masses ! »
Ronit se mit debout sur le comptoir. « Tu ne vois pas que tu gâches la
fête avec tes grands discours ? Si on allait en boîte ? J’ai envie de danser ! »
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