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Citation de EtienneBernardLivres


La chanoinesse superficielle du boulevard Saint-Germain :

La troisième espèce (de chanoinesse) et la plus digne d'étude est celle des riches roturières qui veulent effacer leur origine sous le titre de comtesse, et voiler les malheurs de jeunesse sous un nom matrimonial. Voilà celle que nous nous proposons de peindre.

Une fois en possession de son diplôme, la chanoinesse s'établit au faubourg Saint-Germain ; c'est là seulement qu'elle peut être prise au sérieux. Dès lors commence pour elle une nouvelle existence ; elle forme une classe à part dans la société : elle n'est ni fille, ni femme, ni veuve. Il y a des sophistes qui prétendent qu'elle est tout cela à la fois.

Elle n'est pas noble, car elle n'a pas d'aïeux ; elle n'est pas roturière, car elle est comtesse.
Elle n'appartient pas au monde temporel, car elle est devenue l'épouse de Jésus-Christ.
Elle n'appartient pas au monde spirituel, car elle conserve toute sa liberté, tous ses plaisirs, toutes ses joies.
Elle a pris le voile, et ne le met pas ; elle a un oratoire, et ne prie pas ; elle a un confesseur, et ne se repent pas ; elle a un amant, et n'y renonce pas.

Tout chez elle est fiction, et son titre, et son célibat, et son couvent : c'est une existence sans harmonie et sans liens. Et comme, après tout, même un défaut d'harmonie doit avoir sa logique, tout chez elle se ressent de cette révolte sociale : ses manières sont équivoques, son allure empruntée, et sa vie remplie de gênes...
Elle n'est pas admise chez les femmes qui se piquent d'être vertueuses, parce que ses mœurs sont trop libres ; elle est repoussée par les femmes faciles, parce qu'elle est trop prude. Chez les dévots on la compare à un prêtre défroqué ; chez les incrédules on lui reproche de s'être affublée du froc. Les uns ne veulent pas d'elle, quoique religieuse, les autres parce que religieuse. Partout elle souffre des péchés de sa double nature.

C'est en voyant les tribulations de la chanoinesse que j'ai appris combien l'androgyne, s'il existait, serait un être malheureux. Dédaigné par les hommes, parce qu'il est homme ; haï par les femmes, parce qu'il est femme, il n'aurait les bénéfices ni de la figure mâle de l'un, ni des formes délicates de l'autre. Il ne demanderait que la moitié du bonheur qu'il peut donner ou recevoir, et il ne lui serait même pas permis de se partager. Amant et amante à la fois, il ne trouverait pas qui aimer, ni par qui être aimé. Avec ces doubles facultés qui ne peuvent ni être satisfaites, ni se satisfaire elles-mêmes, il s'épuiserait en vains désirs, se débattrait impuissant sous sa trop grande puissance, et maudirait le ciel qui, en faisant pour lui plus que pour tout autre, lui interdit en même temps d'user de ses trésors.

(…)
Le costume de la chanoinesse est en harmonie avec toute sa manière d'être, c'est-à-dire qu'il est sans harmonie avec le milieu social qu'elle recherche. Dans l'ensemble de sa toilette, elle est toujours en arrière sur la mode ; dans les détails, elle vise à ce qu'il y a de plus nouveau. Ses bonnets seront de la veille, son fichu, sa collerette, sa guimpe seront du dernier genre, et sa robe aura une coupe surannée.
(…)
Depuis qu'elle a été affranchie par son entrée dans les ordres, la chanoinesse reçoit beaucoup, reçoit avec faste, et n'ignore pas qu'un puissant moyen d'attraction est un bon cuisinier.

(…)
Sous ce rapport la chanoinesse a fort heureusement rencontré : elle a une amie. Cette amie est jeune ; elle pourrait même être belle, si ses traits réguliers étaient animés par la pensée. Mais jamais cet œil terne n'a brillé d'amour ou de haine ; jamais ce front lisse n'a été contracté par la passion ; jamais ces lèvres vermeilles ne se sont ouvertes que pour laisser échapper d'insignifiantes paroles, ou un sourire sans expression.
Amélie est une de ces grandes adolescentes qui servent d'auxiliaires aux coquettes, sans jamais devenir des rivales. Aussi la chanoinesse s'en sert-elle à merveille. C'est avec Amélie qu'elle fait ses courses aventureuses ; c'est avec Amélie qu'elle va au bal masqué ; c'est avec Amélie qu'elle va à la messe. Si elle fait circuler une médisance, c'est par la bouche d’Amélie ; si elle veut risquer un propos glissant, c'est Amélie qui le débite avec toute l'innocence de Vert-Vert ; si elle médite une conquête, c'est Amélie qui commence l'attaque. Ce que la chanoinesse pense, Amélie le dit ; ce qu'Amélie dit, la chanoinesse le fait. Il y a chez Amélie une si forte dose d'enfantillage, qu'elle folâtre toujours avec les positions les plus équivoques : elle écarte en riant les soupirants malheureux ; elle pousse avec naïveté le préféré dans le boudoir. Enfin, c'est Amélie qui est le grand ressort de toutes les intrigues, et, comme un ressort machinal, elle suit sans conscience l'impulsion donnée.

A côté de l'amie figure, comme habitué constant et inamovible, un petit homme bruyant, empressé, affairé, qui, à chaque interpellation de la dame du logis, ne manque jamais de lui donner avec emphase le titre qu'elle a acheté. «Plaît-il, madame la comtesse ? Oui, madame la comtesse ; non, madame la comtesse ; oh ! madame la comtesse.» Infatigable porte-voix de sa dignité, il semble avoir pour mission de rappeler sans cesse les hommages que l'on doit à la divinité du lieu. En le voyant bourdonner autour d'elle, affecter de lui parler à l'oreille, gronder les domestiques et faire avec tapage les honneurs du salon, vous demandez quel est ce personnage, et vous apprenez que c'est le porteur complaisant des lettres intimes, l'intermédiaire officieux des négociations mystérieuses, le secrétaire d'ambassade de la diplomatie canonicale.
En dépit des airs de grandeur que se donnent les parvenus, toujours quelque maladresse trahit le péché originel. Un marchand a beau acheter un château, un titre, des amis complaisants, des prôneurs empressés, au moment même où il se drape en prince, un faux mouvement met à nu ses infirmités natives. Le roi bourgeois est toujours plus bourgeois que roi.
(…)
Aux premiers jours de sa dignité, la chanoinesse avait voulu se montrer difficile, et n'admettre chez elle que des noms emblasonnés ; mais les nobles du faubourg s'étaient montrés aussi difficiles qu'elle, en repoussant ses invitations. Son parti fut bientôt pris ; car les coquettes ont toujours une certaine fierté qui les protège contre l'insulte ; et il lui fut aisé de remplacer les nobles dédaigneux par des artistes, des littérateurs et d'aimables oisifs, qui reconnaissaient sa généreuse hospitalité par leurs complaisances et leurs hommages.
(…)
Parmi les hommes qui l'entourent, la chanoinesse, comme on le pense bien, doit avoir des préférences intimes. Elle est trop bonne chrétienne pour oublier ce précepte : « Il sera beaucoup pardonné à ceux qui auront beaucoup aimé » elle est trop instruite des prérogatives féminines, pour ne pas avoir, au moins en apparence, plusieurs adorateurs.
D'habitude pourtant ils se réduisent à trois : l'un, qu'elle a par goût ; c'est un homme médiocre, qu'elle aime et qui la rudoie : l'autre, qu'elle a par vanité ; c'est un poëte, qui l'adore et qu'elle tyrannise : le troisième, qu'elle a par mode ; c'est un homme de bon ton, qu'elle cajole et qui s'en amuse.
Avec le premier, elle est tendre ; avec le second, prude ; avec le troisième, coquette. Mais ce n'est pas pour elle plusieurs cultes à la fois ; c'est un seul amour en trois personnes.
Cependant ce n'est guère qu'aux premières années de son noviciat, que la chanoinesse conserve cette franchise d'allure et cette verdeur d'indépendance.

Plus tard, elle prend le rôle de sa robe, et se transforme en dévote ; mais ce n'est pas tout à coup et sans transition que s'opère cette métamorphose. Un mécompte qu'elle subit lui fait d'abord lever les yeux au ciel ; les dédains d'un amant la jettent dans la prière ; l'affaiblissement de ses charmes lui rappelle son salut. Chaque jour elle consulte son miroir, pour savoir s'il faut se conserver au monde ou s'abandonner à Dieu. Une ride imperceptible au front la fait gémir sur ses péchés ; une ligne équivoque sur la joue ranime sa ferveur ; un cheveu blanc la ferait prosterner la face contre terre…
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