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Citation de FabtheFab


“On lui avait laissé un passage menant au point où les rois étaient rassemblés, en plein cœur de la foule. Chaque prince nouvellement arrivé devait se présenter devant ses pairs et son nouveau chef de guerre, et le tour d'Achille était venu. Après être descendu le long de la planche de bois, il dépassa les rangées d'hommes qui se bousculaient pour s'arrêter à quelques mètres des souverains. Quant à moi, je le suivais à distance respectueuse.
Agamemnon nous attendait. Le nez aussi courbé et pointu que le bec d'un aigle, le regard brillant d'une intelligence cupide, il était compact, large du torse, et fermement campé sur ses pieds. Il semblait aguerri, mais usé aussi, et plus vieux que les quarante ans que nous lui connaissions. À sa droite, à la place d'honneur, se tenaient Ulysse et Diomède ; à sa gauche, son frère Ménélas, le roi de Sparte, à l'origine de la guerre. Ses cheveux d'un roux saisissant que je me souvenais avoir vus dans la salle de réception de Tyndare étaient désormais teintés de gris. Grand comme son frère, il avait des épaules robustes et carrées de bœuf d'attelage. Chez lui, les yeux noirs et le nez recourbé qui constituaient les signes distinctifs familiaux paraissaient plus doux, plus modérés. Enfin, à la différence d'Agamemnon, il avait un beau visage, marqué de rides d'expression joviales.
Le seul autre roi que je parvins à identifier avec certitude était Nestor, un vieil homme au menton à peine couvert d'une barbe blanche clairsemée, mais dont le regard vif contrastait avec le faciès diminué par l'âge. Selon la rumeur, il était le doyen du monde, et le survivant rusé de milliers de scandales, de batailles, de coups d'État. Il gouvernait la bande sablonneuse de Pylos, au trône duquel il s'accrochait encore avec obstination, à la grande déception de ses dizaines de fils qui vieillissaient inexorablement alors que ses célèbres lombes usées en engendraient de nouveaux. C'étaient d'ailleurs deux de ces fils-là qui le soutenaient par le bras, jouant des coudes pour écarter les autres têtes couronnées et obtenir une place devant. Lorsqu'il nous vit, Nestor resta bouche bée, sa maigre barbe gonflée d'excitation par sa respiration. Il adorait l'agitation.
Agamemnon s'avança, les mains ouvertes dans un geste de bienvenue, puis resta debout dans une attitude régalienne appelant les courbettes, l'obéissance, et les serments de loyauté qui lui étaient dus. Achille était censé s'agenouiller et lui donner tous ces signes d'allégeance.
Or non seulement il ne se mit pas à genoux, mais il n'y eut ni salutation, ni inclinaison de tête, ni cadeau.
Achille se borna juste à rester debout très droit, le menton levé, devant eux tous. La mâchoire d'Agamemnon se crispa. Il avait l'air stupide avec ses bras levés, et il le savait. Mes yeux lui envoyaient des messages urgents et muets. Autour de nous, Ulysse et Diomède s'arrêtèrent et un silence inconfortable s'installa. Les hommes échangèrent des coups d'œil perplexes. Tendu, les mains serrées derrière le dos, j'observai Achille et le petit jeu auquel il se livrait. Ses traits semblaient découpés dans la pierre tandis qu'il fixait le roi de Mycènes pour le mettre en garde, en silence, mais d'un regard qui signifiait : tu ne me commanderas pas. Le silence s'éternisa, aussi douloureux et haletant que lorsqu'un
chanteur s'épuise à tenir la note. Et puis, alors même qu'Ulysse esquissait un pas en avant pour intervenir, Achille se décida enfin à parler.
Je suis Achille, fils de Pélée, de descendance divine, meilleur des Grecs, venu pour vous apporter la victoire.
Au bout d'une seconde ou deux de mutisme effrayé, l'assistance rugit son approbation. La fierté allait bien à notre peuple : les héros ne sont jamais modestes.
L'expression d'Agamemnon se durcit, mais Ulysse s'était déjà approché pour poser une main ferme sur l'épaule d'Achille, froissant ainsi le tissu de la tunique. Il prit la parole d'un ton apaisant :
- Agamemnon, Seigneur des Hommes, nous t'avons amené le prince Achille pour qu'il te prête serment d'allégeance.
Il lança un regard d'avertissement à Achille, qui signifiait : il n'est pas trop tard. Néanmoins, ce dernier se contenta de sourire et d'avancer un peu, de sorte que la main d'Ulysse lui tomba de l'épaule.
Je suis venu de mon plein gré aider votre cause, annonça haut et fort Achille avant de pivoter la foule qui l'entourait. Et je suis heureux de pouvoir combattre avec autant de nobles guerriers de nos royaumes.
Un nouveau vivat bruyant et prolongé retentit. J'eus l'impression qu'il mettait de longues minutes à s'éteindre.
La voix d'Agamemnon s'éleva finalement depuis les sombres replis de son visage, empreinte d'une patience sûrement acquise au prix de nombreux efforts :
En effet, j'ai la meilleure armée au monde. Et tu y es le bienvenu, jeune prince de Phtie, dit-il avec un sourire tranchant. Quel dommage que tu aies été si long à nous rejoindre !
Achille n'eut pas le loisir de répondre aux sous entendus contenus dans cette déclaration, car Agamemnon avait déjà enchaîné d'un ton tonitruant :
Hommes de Grèce, nous avons assez perdu de temps. Nous partirons pour Troie demain. Allez vous préparer dans vos camps.
Sur ce, il fit volte-face d'un air déterminé avant de s'éloigner au pas de course le long de la plage.
Les rois constituant son cercle rapproché, Ulysse, Diomède, Nestor, Ménélas et quelques autres, le suivirent aussitôt, puis se dispersèrent pour rejoindre leurs navires. En revanche, le reste des souverains s'attarda, désireux de rencontrer le nouveau héros : le Thessalien Eurypyle, Antiloque de Pylos, Mérion de Crète et le médecin Podalyre, des hommes attirés ici par la gloire ou liés par leur serment, venus des quatre coins rocailleux de nos contrées.”
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