AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Partemps


Leroi-Gourhan, dans le fascinant chapitre IX du Geste et la parole, « la mémoire en expansion », remarque que les premières formes d’écriture présentent avec le flux continu de la parole une similarité qui se défera peu à peu, mais ne sera véritablement rompue qu’avec la nécessité, consécutive à l’invention de l’imprimerie, de s’orienter de l’extérieur dans une masse de textes inassimilable par la mémoire psychologique individuelle. « Au cours des siècles qui séparent Homère ou Yu le Grand des premiers imprimés occidentaux et orientaux, la notion de référence s’est développée avec la masse grandissante des faits enregistrés, mais les écrits sont chacun une suite compacte, rythmée par des sigles et des notes marginales, dans laquelle le lecteur s’oriente à la manière du chasseur primitif, le long d’un trajet plutôt que sur un plan. La conversion du déroulement de la parole en un système de tables d’orientation n’est pas encore acquise. » L’absence de ponctuation ou d’espace entre les mots, l’usage du rouleau qu’on ne peut consulter en un point précis qu’en redéployant le flux dans sa longueur, dans sa durée, caractérisent cette homogénéité archaïque de l’écriture et de la parole. Le codex offre certes la possibilité de feuilleter, de plonger dans le flux compact pour fondre sur sa proie sans être obligé d’en suivre patiemment la trace ; mais faute d’une cartographie quelconque de ce flux, cela suppose de s’être déjà assimilé le contenu du livre. Longtemps, les écrits ne sont en effet que des supports auxiliaires en vue d’une mémorisation extensive. « La matière des manuscrits antiques et médiévaux est faite de textes destinés à être fixés à vie dans la mémoire des lecteurs. » Le flux compact des signes n’est pas seulement le reflet du flux de la parole, il est aussi à l’image du flux intérieur que redevient le texte une fois qu’il a été, comme il se doit, intégralement mémorisé.
Davantage que le codex ou l’imprimerie en tant que telle, ce sont les index alphabétiques et les tables des matières qui constituent, selon Leroi-Gourhan, la plus grande révolution dans le maniement de l’écrit. Même l’invention de l’écriture en tant que telle ne lui apparaît pas comme une rupture aussi décisive, quand il divise en cinq grandes périodes l’histoire de la mémoire collective : « celle de la transmission orale, celle de la transmission écrite avec tables et index, celle des fiches simples, celle de la mécanographie et celle de la sériation électronique. »
Les index alphabétiques et les tables des matières sont les « tables d’orientation » qui permettent d’explorer un texte dont on ignore préalablement le contenu. La mémoire psychologique individuelle n’est plus la condition permanente, ni l’aboutissement du rapport à l’écrit. L’index se souvient à la place du lecteur qui n’a pas retenu le livre par cœur – ou qui ne l’a pas encore lu – de ce qu’il y a dedans, et à quel endroit. Quand il ne s’agit plus seulement de s’orienter dans le flux d’un seul livre, mais dans celui de livres toujours plus innombrables, les fichiers bibliographiques continuent ce processus d’extériorisation de la mémoire. Leroi-Gourhan les compare à « un véritable cortex cérébral extériorisé », avant de nuancer cette image en apportant une précision qui, d’une certaine manière, vaut encore pour l’internet : « si un fichier est une mémoire au sens strict, c’est une mémoire sans moyens propres de remémoration et l’animation requiert son introduction dans le champ opératoire, visuel et manuel, du chercheur. »
Leroi-Gourhan, qui a publié Le Geste et la parole au milieu des années 1960, n’utilise dans ces pages ni le mot d’ordinateur ni celui d’informatique. Il parle de « sériation électronique », de « mémoire électronique », de « cerveau électronique » (expression qu’il met lui-même entre guillemets, comme si elle avait été dans l’air à l’époque) et d’ « intégrateur électronique ». Ce décalage sémantique par rapport à nos usages présents ne l’empêche pas de terminer ce chapitre par quelques paragraphes visionnaires où il se dit certain que « nous savons ou saurons bientôt construire des machines à se souvenir de tout et à juger des situations les plus complexes sans se tromper », et qu’ « il faut donc que l’homme s’accoutume à être moins fort que son cerveau artificiel, comme ses dents sont moins fortes qu’une meule de moulin et ses aptitudes aviaires négligeables auprès de celles du moindre avion à réaction ».
De telles phrases font évidemment écho à l’omniprésence dans nos démarches intellectuelles de cette « machine à se souvenir de tout » qu’est l’internet. Frédéric Metz, dans son remarquable essai, Les Yeux d’Œdipe – Quand le google, face au monde, saura voir et nommer, analyse du point de vue de notre présent ces pages de Leroi-Gourhan en disant que « le google n’est au fond que la table des matières totale du savoir humain total ».
Je choisirais plutôt l’image de l’index, qui dans nos livres n’a d’autre ordre que celui, contingent, de l’alphabet, et dont on sent déjà la tension vers l’infini, limitée par la nécessité pratique de s’en tenir dans l’espace de quelques pages aux notions jugées pertinentes – mais combien de fois n’avons-nous pas regretté de ne pas trouver, dans un index des matières, tel terme probablement écarté comme secondaire dont nous aurions pourtant aimé retracer les apparitions éventuelles au sein du livre ?
Il y a surtout, dans l’internet, quelque chose qui va au-delà de l’amélioration des performances de la mémoire extériorisée, quelque chose qui échappe à la continuité d’un progrès graduel, qu’il soit régulier ou toujours plus accéléré.
La mémoire extériorisée avait depuis toujours procédé par contractions, résumés, réductions, sélections, coupes dans un flux, et par mise en ordre, classement, des éléments contractés. Les fichiers bibliographiques réduisaient des milliers d’ouvrages à quelques notions clefs ; les tables des matières contractaient les centaines de pages d’un livre. Le signe était lui-même la première contraction de l’expérience. L’épopée tissée de mots était une contraction de la guerre, dont les longues années tenaient en quelques soirs de récitation ; le texte écrit qui consignait l’épopée était une contraction de la narration orale, qui en laissait de côté la richesse sensible, la mélodie, la vie aux mille détails. Chaque niveau de contraction, en s’accumulant, reconstituait un flux infini, une nouvelle dilatation qui devait à son tour être contractée. De la pluralité des pages à l’index et à la table des matières ; de la pluralité des livres aux fichiers bibliographiques.
Les éléments contractés étaient en outre rangés, ordonnés, disposés au sein d’un espace cartographié. Plus les données à traiter et à maîtriser étaient nombreuses, plus on avait recours à la contraction et au classement hiérarchisé, pyramidal, procédant par subdivisions, arborescences, etc., des contractions de contractions. Pour retrouver quelque chose, il fallait qu’il soit rangé quelque part. Le désordre était ennemi de la mémoire. De ce point de vue, les technologies de la mémoire collective extériorisée ressemblaient encore aux arts de la mémoire individuelle psychologique – ces procédés cultivés par les rhapsodes et les orateurs de l’Antiquité pour retenir de longs développements à partir d’unités élémentaires.
Tout cela a changé. Nous usons, sur l’internet, d’une immense mémoire extériorisée qui se présente à nous sans réduction ni ordre. Nous n’avons plus besoin de savoir où sont rangées les choses. Nous n’avons plus besoin de « mettre en fiches » quoi que ce soit. Une idée nous traverse, et l’inscription de quelques mots sur la barre d’un moteur de recherche nous rapporte instantanément la proie visée, si loin soit-elle. Cette mémoire sans ordre nous est devenue à ce point familière que nous sommes singulièrement déconcertés, lorsque, n’ayant pas rangé un livre à la place qui aurait dû lui revenir dans notre bibliothèque, ou étant incapables de remettre la main sur nos clefs déposées par mégarde à un endroit inhabituel, nous sommes privés de la faculté d’interroger Google pour répondre instantanément à la question de savoir où se trouvent ces objets. Il y a dans l’internet un crépuscule du classement, de l’organisation, de la préparation, et l’esquisse d’un nouveau genre de vie, fait d’une perpétuelle improvisation assistée, avec nos smartphones comme planches de salut de tous les instants.
C’est aussi une mémoire sans contraction ; une mémoire qui n’est plus obligée de s’en tenir à la parcimonie des signes ; une mémoire qui n’est plus sténographique, mais cinématographique ; une mémoire qui conserve les images, les sons, la durée des choses, et n’est plus forcée de sélectionner ce qu’elle gardera ; une mémoire qui tend de plus en plus à être le film du monde, le film monadologique de chaque instant du monde, en tous les points de vue du monde.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}