AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Partemps


Inland Empire : « endo-montage » du film par le rêve
11Inland Empire se dérobe à une mise en récit à travers la multiplication indifférenciée des fictions possibles et via les renaissances périlleuses des personnages. Cependant, l’œuvre ne cesse de nous défier dans la recherche d’un sens oublié. Souvenons-nous de la première séquence, si un tel découpage a encore lieu d’être. Un homme et une femme, le visage caché par un flou partiel, rentrent dans une chambre d’hôtel, vraisemblablement pour une passe. La marque figurative du flouté évoque à la fois l’imaginaire de la prostitution clandestine en Europe de l’Est et la fabrique indéfinie des êtres de l’écran propre au cinéma de Lynch. Dans Mulholland Drive déjà, les rôles perdent la tête et changent de visage d’une scène à une autre. Ici, le personnage féminin ne cesse d’exprimer dans le couloir de l’hôtel, en polonais, sa difficulté à reconnaître ce qui semble s’être déjà passé comme si elle venait frapper à la porte d’une autre histoire, oubliée ou cachée.

14 Freud Sigmund, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962 (1905), p. 68.
15 Botella César et Sára, « Figurabilité et régrédience », op. cit., p. 1203.
12Pareils procédés éclairent la notion freudienne de préhistoire personnelle. Selon la théorie de la sexualité en 1905 : « C’est l’amnésie infantile qui crée pour chacun de nous dans l’enfance une sorte de préhistoire et nous cache les débuts de la vie sexuelle14. » Seulement dans l’œuvre de Lynch la personne et le personnage n’ont pas d’identité psychologique. Ce sont des créatures modelées à souhait par les obsessions démiurgiques du hors-cadre. À travers leurs inexorables transformations, empreintes de cri, de déchirure et d’éblouissement, le spectateur a néanmoins accès à une dynamique psychique non déterminée par l’histoire. La préhistoire « n’est pas ce qui précède l’histoire, mais ce qui lui échappe15 ». Elle ne peut être révélée selon les Botella que par un travail de figurabilité en séance, notamment lors de la reconstruction des rêves, à la place des souvenirs intraçables.

13Le film convoque l’état de séance régrédient de la cure psychanalytique par des remises en scène d’un tel dispositif. Un des rôles joué par Laura Dern, après avoir grimpé des escaliers sombres et sales, arrive en piteux état dans un bureau crasse. Elle s’adresse avant de s’asseoir face à lui, à un petit homme rondouillard, lunetté et suintant : « Je ne comprends pas ce que je fais ici. […] On m’a dit que vous pouviez m’aider. Il faut que je vous dise la chose. Tant pis pour mon amour propre ». Son interlocuteur écoute silencieusement cette vieille histoire, violente et traumatique (il est question de viol, d’énucléation, de castration) en n’intervenant qu’exception- nellement. Difficile dès lors de ne pas penser à une séance psychothérapeutique trash. Elle sera montrée et montée de façon linéaire et fragmentaire à quatre reprises, extraits entrecoupés par d’autres expositions fictionnelles : l’irréalité de la vie pavillonnaire de Sue et son mari, les sombres histoires en Pologne, le réemploi des Rabbits (épisodes tournés par Lynch en 2002 avec des personnages portant des têtes d’âne en fourrure). Les différentes anecdotes racontées, supposées personnelles, font écho à des éléments narratifs qui traversent les différents univers : l’infidélité de la femme avec un amant bien monté, la violence du mari stérile à coup de pied de biche, sa disparition en Europe avec des saltimbanques du cirque. Lors du deuxième retour en séance, se superposent notamment des images qui illustrent le discours sur le personnage du fantôme, l’homme mystère du cirque qui hypnotise, qui dirige et qui disparaît. On peut parler de figurabilité dans la mesure où ces plans hallucinés, dérivés d’une parole analytique, appartiennent à plusieurs sujets, sont à la croisée de plusieurs histoires. Pour le dernier passage dans le cabinet des aveux, le tout début de la séance est d’ailleurs rejoué selon un principe de suppressions-surimpressions dans l’enchaînement des plans, avant d’être prolongé.

14La reprise condensée débouche ainsi sur un discours inédit soulignant les difficultés de compréhension de tout un chacun. La femme battue, qui n’hésite pas à se défendre, avoue que son problème, partagé par la plupart des spectateurs, consiste à ne pas savoir ce qui relève de l’avant et de l’après. Elle précise : « Je ne sais pas ce qui est arrivé en premier et c’est ça qui a niqué ma tête. » Juste après, des plans jamais vus mettent en scène la dispute, précédemment relatée en séance, entre l’homme trompé et la femme enceinte dans le pavillon de banlieue déjà investi, le décor du tournage de la maison de Smithy étant devenu un lieu fictionnel. Mais au-delà de la réflexion sur le désordre inintelligible du récit, les passages d’images et de mots logés dans la pièce d’en haut dépassent justement cette impasse. Devant la confusion des sens, l’embrouille de la mémoire, la mise à mal de la succession temporelle, il est davantage question de remarquer les formes processuelles que de se rappeler un contenu historique ; davantage question de construire que de comprendre.

16 Freud Sigmund, « Constructions dans l’analyse », op. cit., p. 273. La préhis- toire correspond à ce (...)
17 Notons que lors du deuxième passage, la femme se réfère au village de son amant. Les gens y font de (...)
15C’est la figurabilité, processus régrédient, qui indique la voie de la construction16 dans Inland Empire. Pareil enjeu pour le spectateur passe par un remontage du film par le rêve. La recherche d’une préhistoire envisage le film comme un rêve17 figurable-partageable-transférable en état de séance. Ce que les Botella, prolongeant le travail d’André Green sur la mémoire dans Le Temps éclaté, ont désigné comme rêve-mémoire. La notion s’impose à l’esprit via les déclarations de la patiente-spectatrice. Ses paroles relient l’état de séance analytique avec la projection cinématographique suite à un événement traumatique : « Je crois qu’après la mort de mon fils [surimpression d’un plan avec silhouette de dos] je suis passée par une mauvaise passe [fondu au noir]. Ça bougeait autour de moi et moi je restais au milieu, à regarder, comme dans une salle obscure, avant que la lumière se rallume. Je suis assise à me demander : Comment c’est possible ? » Plus loin, de retour à l’écran, elle prédit (en anglais, I figured) : « Un jour je me réveillerai et je comprendrai ce qui s’est passé hier. » Ajoutons que la plupart des rôles féminins souffrent d’oubli dans le film et ce dès le début. « L’oubli, ça n’épargne personne » dit bien la voisine à l’accent étranger avant de proposer un jeu fictionnel à l’actrice Nikki : « Et si aujourd’hui était demain. » Quand Sue, un personnage devenu réel par rapport à la fiction du méta-film, commence à se souvenir qu’elle est jouée par Nikki lors de son adultère avec Billy, elle évoque une scène en précisant : « C’était hier, mais je sais que ce sera demain. » Entre rêve prémonitoire et rêve-mémoire, Inland Empire se prête à la construction. La référence au rêve, mode de retournement cyclique du lendemain à la veille, vaut alors pour le retour du film sur lui-même. La reprise du mouvement de tête nous fait revenir dans le salon de Nikki avec son étrange invité, juste avant le générique de fin musical.

18 Les paroles inlassablement répétées de la chanson, Strange What Love Does, font écho à une des décl (...)
19 Cf., pour plus de précisions sur le montage des larmes, Arnaud Diane, « Crises de larmes et devenir (...)
16La pensée à laquelle le spectateur a accès repose sur ce qu’on pourrait nommer, en écho à l’endoperception des rêves, un « endo-montage ». Le film s’hallucine à plusieurs reprises en détachant des plans déjà vus ou à voir de leur contexte narratif et en les associant à des motifs figuratifs : éclat déformant du visage, arabesque floue du geste, tentation mobile de l’orifice, traversée du tissu plein cadre. Ce procédé intervient lors des basculements, clairement désignés comme des rêves, de la maison pavillonnaire aux rues de Inland Empire. Sue enfermée dans un décor de cinéma plus vrai que nature a le vague à l’âme. Adossée contre le mur rose d’une des pièces, un salon à moquette vert sapin, elle pleure devant les apparitions de femmes rutilantes, qui s’avéreront être ses copines de trottoir sur Hollywood Boulevard à L. A. Leur première prise de parole sous forme de questionnement dirigiste, « Hé, regarde-nous et dis-nous si tu nous reconnais », évoque, clin d’œil au désir de star qui sommeille en toute femme fardée chez Lynch, leur ressemblance frappante avec des actrices hollywoodiennes glamour : d’Angelina Jolie à Kate Beckinsale. L’ambiance est salace. Puis à tour de rôle, plongées dans le noir, éclairées par un projecteur danseur, elles énoncent le programme onirique au rythme d’une chanson aussi percutante que lancinante, Ghost of Love18, écrite et interprétée par David Lynch : « Plus tard, tu rêveras, dans une sorte de sommeil, et quand tu ouvriras les yeux, quelqu’un de familier sera là. » Le passage du plan des mains fermées à la vision les mains ouvertes provoque un changement de décor mais déclenche aussi une variation d’image (luminoisité, grain, tonalité) sans parler de l’opération de démaquillage sur les visages. Pour mieux voir. Dès lors, le plan du tourne-disque en noir et blanc, première donnée figurative et musicale du film, retourne à l’écran. De même fait retour la pleureuse polonaise enfermée dans sa chambre devant un écran télévisuel au début de Inland Empire19. Son contrechamp dévoilait, lors du montage alterné de son visage, des fragments parfois accélérés de la fiction à venir. Elle est revue ici verser une larme sur la joue droite en un seul plan, comme si la continuité reposait toujours sur une discontinuité préalable. Son visage réapparaît en surimpression sur l’insert du tournedisque dans une lumière éblouissante, puis c’est au tour d
Commenter  J’apprécie          00









{* *}