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Citation de Partemps


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Mais que signifie ce discours prétendument sceptique ? Poussons jusqu’au bout les implications de cette rhétorique sceptique : l’ironie consiste précisément en ce que, l’endormissement ayant été supprimé, le rêve doit par certains traits se distinguer et se manifester comme tel. Or ces traits définissent aussi en retour le réel. De cela résulte un dogmatisme caché, non seulement sur ce qu’est le réel, mais encore sur la valeur qu’il faut lui attribuer. Ces films constituent selon nous une dévalorisations implicite du rêve comme opium du peuple (Total Recall et surtout Matrix qui est d’inspiration baudrillardienne-du moins officiellement) ou encore comme régression infantile (Vanilla Sky, et même l’original espagnol, insistent sur l’immaturité du personnage, sa difficulté à se comporter comme un adulte : en ce sens, l’histoire de Vanilla Sky ou d’Ouvre les yeux peut être vue comme le récit de l’acquisition du principe de réalité et du passage à l’âge adulte). Puisque le rêve y est une expérience plaisante, contrairement à La Femme au portrait où il constituait une leçon désagréable, le « retour au réel » ne peut se justifier qu’au nom d’une axiologie : celle de la réalité elle-même. Par conséquent, dans leur mise en scène du « retour au réel », chacun de ces films confère à la réalité une valeur dont le rêve semble a contrario dépossédé.

32De ce point de vue, c’est finalement Total Recall qui offre la réponse la plus intéressante à cette situation, non parce qu’il est celui qui parmi nos trois films conserve le plus l’ambiguïté, mais par le choix qu’il assume. Reprenons la scène du doute et de la goutte de sueur. Il s’agit là d’un cogito curieux : non pas « je pense donc je suis », mais « il transpire donc il existe ». Or sa signification est éminemment ambiguë, du point de vue ontologique comme du point de vue éthique : - Ontologique parce qu’il ne permet pas de trancher malgré tout ; c’est une fausse solution : le personnage de Schwarzenegger peut très bien rêver que le personnage transpire et il le rêvera peut-être d’autant plus que cela lui donne un alibi pour continuer de rêver et de réaliser son fantasme.

33De là la signification morale et éthique de cette scène : pour Schwarzenegger, le docteur est « réel » parce que sa peur, c’est-à-dire son corps (la transpiration), le trahit. Mais cette réponse peut aussi jouer comme un lapsus : l’argument « le réel, c’est la sueur » signifierait : « le réel, c’est le labeur ». Le personnage de Schwarzenegger, ouvrier de chantier, fait le choix du rêve parce que celui-ci est plus souhaitable et moins pénible que sa vie prolétarienne. Dans cette scène, c’est donc non un jugement mais un désir qui s’exprime et l’emporte. L’ambiguïté demeure de ce qu’on peut interpréter ce choix de deux manières différentes : compris comme affirmation de soi et de son désir, ce geste a alors une dimension quasi nietzschéenne ; au contraire interprété comme expression de la servitude volontaire et caricature indirecte du cinéma d’action, il rejoint la critique du rêve (et par là d’un certain cinéma) comme « opium du peuple ». Cette alternative exprime en somme toute l’ambiguïté d’un Verhoeven qui ne cesse de vouloir gagner sur les deux tableaux : se moquer du cinéma hollywoodien tout en jouant sur le pouvoir de fascination qu’il exerce.

34En conclusion, si l’on revient sur le statut des trompe-l’œil cinématographiques contemporains et qu’on les compare à leur modèle langien, force est de constater que les problématiques ont changé : La Femme au portrait posait la question de la culpabilité, et non celle de la réalité. En effet, chez Lang, ce qui s’oppose au désir, ce n’est pas le réel, mais la loi. En identifiant le réel à un obstacle au désir, ces films contemporains se font plus « moralisateurs » et « conservateurs » que le film de Lang. Car c’est une chose que de dire que le réel se signale par le fait de résister au désir mais c’en est une autre de le définir par opposition au désir : dans un cas, le rêve était apprentissage de la sagesse, dans l’autre il devient exhortation à la résignation.

NOTES
1 Pour reprendre la classification genettienne, le récit de cet asservissement constitue donc une analepse externe. Cf. Genette Gérard, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 90-91.

2 Plus exactement-toujours selon le vocabulaire de Genette-une paralipse, soit l’omission d’un des éléments constitutifs de la situation dans une période en principe couverte par le récit. La paralipse est une altération consistant à donner moins d’information que nécessaire (p. 93-94 et 211-213). Ici, en dépit d’une focalisation sur le personnage principal, demeure caché au spectateur ce que celui-là considère avec sérieux qu’il est possible de se faire cryogéniser.

3 Le remake américain est à cet égard beaucoup plus affirmatif que l’original espagnol.

4 Jost François, L’Œil-caméra, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1987, p. 29.

5 Humphries Reynold, Fritz Lang cinéaste américain, Paris, Albatros, 1982, p. 106.

6 C’est d’ailleurs ce qu’explique le personnage du traître qui préfère une viande saignante illusoire au porridge de la réalité : la Matrice construite sur le modèle du Chicago de l’an 2000 représenterait donc un Eden de confort capitaliste.

7 Soit dans le texte : «we can’t snap you out of your fantasy».

8 « Have you ever had a dream, Neo, that you were so sure was real ? What if you were unable to wake from that dream ? How would you know the difference between the dream world and the real world ? ».

9 Par exemple During Elie, dans « Matrix » machine philosophique, Paris, Ellipses, 2003, p. 15 sqq.

AUTEUR
Aurélie Ledoux
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
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