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Citation de Partemps


Maxence Caron
Car tout est là : Glenn Gould, contrairement à tant d’autres artistes qui tombèrent dans un nouveau piège pis que le précédent, s’empare de la technologie, la retourne contre les présupposés pervers dont elle surgit, la met en contradiction avec elle-même, et, plein de la vitalité d’une sagesse puisée aux meilleures sources, en obtient la surrection d’un monde musical supérieur.

En une pensée précise du phénomène technologique qu’il dompte comme on paralyserait Pandore d’un définitif orgasme dont elle se fût d’abord méfiée, Gould manifeste la voie d’une sagesse pré-Renaissance en qui les impératifs nietzschéens se voient subsumés sous le flot de la Parole biblique.

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Aller aujourd’hui au concert est à la musique ce que serait à la littérature se rassembler dans de vilaines salles pour lire des romans projetés sur un écran. Le concert est à la musique ce que le cinéma est à la littérature : un tel appauvrissement qu’il en ressort une différence de nature.

Sur scène c’est le public qui joue, tout ce qui est inattendu est proscrit, et cette étrangeté est chassée d’emblée dont Baudelaire affirme qu’elle accompagne indispensablement l’œuvre pour que l’énigmatique unité de celle-ci soit belle.

Ainsi, l’un des effets glorieux constatés par Gould après avoir tourné le dos au cirque, est celui du temps retrouvé, le temps de l’œuvre d’art, son éternité dont ne dépend aucune opinion, ce temps qui n’est aucun temps mais une qualité qui dicte le temps, cette quantitas animi qui ouvre sur un plus-que-soi que notre recueillement manifeste hôte de nos âmes, dirait saint Augustin – cet espace de mystère familier au sein duquel la musique s’ébat, et l’art entier, le voilà de nouveau épanoui.

La première et dernière décision de l’artiste est la retraite : c’est ainsi que, selon Gould, la vie de l’art peut reprendre, après des années d’immoralité.

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Par le dispositif technologique que l’on détourne du rienisme et que l’on soumet depuis la démiurgique vigueur de l’artiste entre les mains de qui les éléments sont en fusion, l’on détourne les masses d’un usage instrumental de l’instrumentiste qu’insultent le mercantilisme de la mise-en-scène et le regard porté sur la musique comme occasion d’exhibition. L’instrumentiste n’a plus à accepter le statut d’instru-menteur pour plaire comme une femme d’un soir à un ramas de payants. Toute musique doit être présente librement devant quiconque, ce pourquoi son lieu n’est plus celui que lui choisit le public monnayant mais, pour l’immatérialité qui a toujours été sienne, un lieu immatériel – un lieu qu’en bénéfique contradiction avec soi le matériel produit sous la force de la doctrine gouldienne, le lieu que la technologie ouvre ici au disque.

La merveille est là : au lieu de se perdre et de perdre l’âme de la musique à subir les exigences d’un concertant public se déplaçant pour des raisons autres que véritablement musicales, le musicien devient écrivain au sein même de l’élément qui jusques à présent était le moins maîtrisable : le temps, le flux temporel. Au sein de cet art douloureux car constamment échappé, le musicien fixe des vertiges et se fait voleur de feu. L’enregistrement est capable de se laisser imprimer par tous les moments, les plus anodins comme les plus profonds, les plus glabres comme les plus incontournables, jusques à devenir le support de l’historique lui-même ; et à partir de tout ce qui aura été déposé sur le sillon, de même qu’un écrivain relit son texte afin de le corriger, le musicien « monte » soit entrecroise différentes versions afin d’écrire la plus parfaite des interprétations d’une œuvre. Le temps n’est plus ici la Némésis de la musique, il en est son élément maîtrisé : le temps est désormais le marbre où le musicien inscrit le poëme.

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Évidemment, le système de montage possède des effets pervers que notre époque a cordialement élus, et l’on ne dénombre plus le nombre de musiciens qui aujourd’hui comptent sur lui pour pallier leurs faiblesses au lieu de se concentrer sur le laisser-être de l’élément d’éternité. Sans parler même de l’attirail informatique qui crée des sonorités dont la perfection n’existe pas et gomment les fautes.

Dans le cas de Glenn Gould, il s’agit d’une toute autre philosophie : jamais Gould n’a ainsi laissé libre Pandore d’ouvrir la moindre des boîtes de conserve, une Pandore par les pervers agissements de qui se sont laissé envahir les contemporains dont pas un seul – je le pense de tout mon cœur et de tout mon raisonnement – ne sait penser une partition. Excepté la génération des grands anciens, éteintes avec Bernstein, dont la générosité enregistrait souvent en une prise longuement préparée, Gould est le seul musicien qui sait absorber la technologie dans l’art et montrer que la première n’est un fatum que pour une idiotique humanité ayant choisi de se préférer ombiliquement forclose.

Une fois enregistrées des dizaines de versions parfaites, le moment contemplatif et pensant reprenait dont Gould venait déjà de « descendre » pour parvenir jusques au piano, et la lecture de l’œuvre recommençait qui n’avait jamais cessé, cependant qu’il allait falloir désormais écrire cette lecture en en ramassant tous les regards au sein d’une suprême cohérence.

Beaucoup d’auditeurs des Goldberg s’émerveillent de la différence entre les premières versions que nous possédons et la version que la mort de Gould allait vernir de mythologie ; on fait désormais l’original et l’on annonce que les versions de jeunesse sont remarquables, et autres blablas. Mais ne nous y trompons pas : seule la dernière version est celle que Gould a désirée, les autres ayant encore été dictées soit par le concert soit par les studios à l’époque où le jeune artiste n’avait pas encore son indépendance. La totalité de l’artiste ne s’y reflète qu’imparfaitement. Au regard de la pensée jugée seule véritable par l’intéressé et manifestée par Gould à l’endroit de cette œuvre lors des enregistrements tardifs destinés au film ou au disque, il n’y a donc pas à considérer que les premiers enregistrements des Variations Goldberg sont autres, malgré leur originalité, leur singularité et leur beauté, que de grands apocryphes.
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