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Citation de Partemps


Maxence Caron
Peu savent que jouer une œuvre c’est la concevoir, et qu’au royaume de la musique, c’est ce qui se conçoit bien qui s’interprète clairement : Gould connaissait tellement cette vérité que s’exercer à jouer lui était inutile. Cette intériorité avec laquelle l’artiste envisage la musique est ce qu’Aristote eût appelé de l’inouï nom de « sens commun » par lequel il désignait cette instance inconnue où se joignent les données de tous les sens ; mais il faut aller plus loin et voir ici l’artiste en plein exercice réflexif refuser d’attribuer la musique à tel secteur de spécialité corporelle, et confier la musique au centre dont tout acte intellectuel ou perceptif dépend, la réflexivité. C’est bien ce qu’accomplit Glenn Gould qui, situant le lieu de sa pensée dans la réflexivité, prend distance avec les subdivisions naissant de l’attribution que les facultés humaines semblent impliquer dans l’exercice de l’art : par l’interprète qui joue parce qu’il est aussi compositeur, l’auditeur est invité à découvrir le propre centre de sa pensée ; par ainsi sont abolies les artificielles distinctions constamment condamnées par Gould mettant à mal la désarticulation individuelle produite par l’âge romantique entre le compositeur, l’interprète et l’auditeur.

De sorte que le point de vue synoptique adopté par Gould (qui sans réfléchir au sens de la réflexivité en soi choisit au moins de s’y tenir) et le sens qu’il donne à la technologie se rejoignent au sein d’une même pensée qui est (selon la définition noble de la modernité qu’entendait Baudelaire et Rimbaud) sagesse moderne critique du contemporain : la libération de l’individualité, par la ruse technologique, de toute implication dans la machinerie. Le sens de la technologie est d’abolir le péché d’individualisme qui naît à la fin du XVIIIème s. et de rendre la musique à son essence communiante. Contre les mises en cause systématiques de la technique, contre ses lourdeurs devenues opinions des masses, Gould nous rappelle à une pensée profonde et qui est celle de saint Augustin : il n’y a pas de choses mauvaises en soi dans un outil, mais il n’y a qu’un mauvais usage de l’outil. Précisément, Gould met en œuvre un usage rédempteur de la technologie au point qu’en usant d’elle il en éloigne, et il guérit. La façon géniale dont se prolonge le génie de Gould vérifie les mots du Patmos de Hölderlin : « Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve ». La technologie sauve de ce que perd dans le trop-mondain un art qui y est tombé à cause de bourgeoises dépendances scéniques non moins périlleuses que ce que nous connaissons de la civilisation robotique puisque la volonté de primate jouissance de la première est l’origine de la seconde.

Gould avance une technologie correctrice des défauts de la civilisation même qui l’a inventée, et s’en sert pour percer de grandes ampleurs incalculables au milieu des bas cieux computatifs ; la pensée est rendue à l’artiste, et la communion est restaurée entre les facultés de l’âme tandis que celle-ci « accomplit un pacte avec un Dieu de pureté et d’intégrité ».

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La musique offerte au public par la voie d’une technologie suspendant le technologique car ouvrant le regard sur la Différence fondamentale elle-même, sur Celui qui tient en sa décision la nature sacrée de l’organisation contrapunctique, cette musique n’était que le phénomène, la part visible, d’une méditation plus profonde. Aussi peut-on aujourd’hui connaître que, quelques temps avant sa mort, Glenn Gould songeait à une autre conversion : depuis un moment, en un geste encore plus radical que celui de 1964, il voulait se retirer des studios d’enregistrement et vivre l’ascèse totale afin de se purifier d’une sonorité qu’il jugeait trop incarnée, inutile à son écoute intime, une sonorité qui ralentissait désormais sa progression vers l’écoute principielle que l’esprit seul entend. Il voulait se consacrer à une grande œuvre littéraire pouvant faire état de l’intensité mystique de cette écoute intérieure.

Une fois encore, la leçon est magistrale. Après avoir, comme on montre le mouvement en marchant, prouvé au monde que la technologie pouvait être un logos soit un graphein, soit un moyen d’exhausser l’art et non la glu d’une périlleuse finalité qui le fît choir dans l’ingénierie, après avoir choisi d’enregistrer en déréglant son instrument, en ne choisissant jamais les acoustiques contemporaines ou les prises de son à la pointe du progrès et avoir ainsi montré que seule la médiation l’intéressait qui lui permettait d’écrire dans ce qui rendait immobile ce fameux tissu d’art labile où l’on pouvait désormais graver la musique au stylet, après avoir établi dans tout le Répertoire le regard pour un cosmos où le point de fuite est d’autant plus insaisissablement infini qu’il ordonne chaque registre en un contrepoint que seul Glenn Gould pouvait restituer, celui-ci achève de désigner la technique comme l’esclave qu’il a donné à l’art, il montre l’art comme le support d’une écoute intime présente depuis le commencement et dont la rectrice finalité doit désormais être prise en soi. Après avoir recomposé l’œuvre d’art, la pensée de Gould achève son odyssée en s’ouvrant à l’espace de pureté qui se tient infiniment au-dessus de toute pensée, déployant la pensée même et lui donnant la possibilité d’être écoute de soi et vision de l’ordre contrapunctique. Cette pensée se suffit, cette écoute demande un érémitisme intégral dont le corrélat est littéraire. A travers le résultat que l’usage pensant de la technologie a obtenu de l’œuvre, la musique a réussi à devenir vecteur et à désigner l’Absolu. Ce pourquoi, incarnée ailleurs qu’en la pensée ou qu’en l’écoute de son sens dans la pensée, elle est devenue pour Gould une distraction par rapport à ce qu’elle désigne.

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« Si j’ai fait le plongeon, dit-il en parlant de sa retraite de trentenaire, c’est à partir de la conviction que, étant donné l’état de l’art, une immersion totale dans la technologie et les médias représentait une conséquence logique de mon propre développement, et j’en reste convaincu ». Une fois que la musique est devenue parfait vecteur et pleine désignation de l’Absolu, alors, en dehors de son écoute dans la pensée, elle divertit de la sacralité de l’Objet qu’elle désigne… Aussi l’artiste ressent-il le devoir de porter plus loin ce que révèle la solitude, l’identité entre – étymologiquement – l’érémitisme et le catholicisme.

La véritable vocation de l’œuvre d’art est de réussir comme œuvre d’art, mais réussir comme telle c’est demeurer au lieu où elle n’a plus le rôle central. Il y a ainsi dans l’art, dit Gould, « une composante qui lui permet de présider à sa propre désuétude » : l’art, s’il réussit, a une destinée d’auto-abandon vers la spiritualité.

Glenn Gould avait donné son âme à Dieu : la plupart de ses nombreux textes sont les esquisses d’un important ouvrage qu’il méditait d’écrire depuis des années, lorsqu’il aurait pris, non sans produire un autre scandale sans doute, sa seconde retraite, et après avoir reçu la prophétique grâce d’hypnotiser Pandore.
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