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Citation de Cielvariable


Quand j'ai appris vers la fin de l'année 1999 que Michelin avait décidé de licencier 7 500 salariés juste après avoir annoncé des profits records pour cette année, j'ai cru que c'était une blague. J'ai pensé : pas en France, et pas comme ça. Les Français ne laisseraient pas faire. Bien sûr, nous les Américains, cela fait deux décennies que nous subissons les effets de cette soif du gain, mais la France, quand même... la France, c'était autre chose. C'était un pays qui mettait le bien-être de ses citoyens avant l'obsession du profit. C'était un pays qui reconnaissait la valeur du travail et qui avait établi un contrat social implicite : si vous travaillez dur et que votre entreprise prospère, vous aussi vous pourrez prospérer. C'était un pays où les syndicats étaient puissants et où les entreprises n'osaient pas trop abuser des travailleurs.

Pour résumer, la France était le genre de pays où nous vivions jadis.

Mais tout ça, c'est fini, et cette France-là n'existe plus.

La décision de Michelin de punir ses salariés pour leur contribution à la prospérité de leur entreprise, une des plus riches du monde, peut être interprétée comme un tournant majeur : elle marque le jour où la France a décidé d'ignorer sa tradition d'équité et de décence et de déclarer la guerre à son propre peuple.

Vous ne pouvez pas savoir à quel point cette nouvelle m'a affecté. Quand je l'ai apprise, j'avais envie de monter en haut de la tour Eiffel et de pousser un grand cri d'alarme : « Françaises, Français, pour l'amour de Dieu, reprenez vos esprits ! Ne laissez pas la France devenir les États-Unis ! Sauvez votre âme ! Levez le nez de vos verres de bordeaux et de vos desserts scandaleusement riches que vous arrivez à dévorer sans devenir obèses (un véritable mystère pour nous, les Américains) et révoltez-vous contre cette folie ! C'est aujourd'hui qu'il faut agir, sinon vous allez rapidement vous retrouver scotchés devant la télé, hypnotisés par des rediffusions de shows débiles et complètement accros au base-bail ! »

Heureusement, je n'ai pas eu besoin de grimper en haut de la tour Eiffel. Un brillant producteur et distributeur de films français, Jean Labadie, m'a appelé un jour pour me dire qu'il avait acheté les droits de mon film The Big One et qu'il entendait le distribuer dans toute la France. The Big One est un documentaire sur ma tournée de promotion à travers les États-Unis du livre que vous avez sous les yeux. Il montrait que toute la propagande sur le boom économique américain était en grande partie bidon. De ville en ville, ce que je découvrais, c'est que les riches étaient devenus encore plus riches tandis que 90 % des Américains en bavaient un maximum. Et, en plus, mon film voulait être drôle.

J'ai demandé à Jean pourquoi il pensait que le public français pourrait avoir envie de se déplacer dans une salle de cinéma pour voir un film sur l'économie américaine.

« Ce n'est pas un film sur l'Amérique, m'a-t-il dit, c'est un film sur nous. » Et il m'a expliqué que ce n'était pas seulement Michelin, mais aussi d'autres entreprises françaises qui pressaient leurs salariés comme des citrons pour s'enrichir rapidement et s'en débarrassaient aussitôt qu'ils trouvaient le moyen de produire à moindre coût. D'après lui, les Français en avaient de plus en plus marre, et mon film serait très bien accueilli.

A l'invitation de Jean, je suis venu à Paris fin novembre avec ma femme pour le lancement du film. Après à peine une heure d'interviews, j'ai compris que mon documentaire n'avait guère besoin de mon aide. Tous les spectateurs de The Big One que j'ai rencontrés aimaient beaucoup son côté opération de guérilla contre le grand capital américain. Les discussions que j'ai eues avec les critiques et la presse française sont parmi les plus animées que j'aie jamais eues sur mon travail. Mon épouse Kathleen Glynn, productrice du film, n'en revenait pas. Bien sûr, aux États-Unis, le film n'avait pas mal marché (il avait gagné de nombreux prix et avait fait les meilleures recettes de l'année dans la catégorie documentaire), mais rien ne nous préparait à l'accueil qu'il allait recevoir en France.

La première semaine de sa diffusion, la queue à l'entrée du cinéma allait jusqu'au coin de la rue. Si vous vouliez acheter une entrée, il fallait vous y prendre une semaine à l'avance. Le public jubilait tout au long du film et, souvent, les gens applaudissaient debout à la fin de la projection. Les propriétaires des salles n'avaient jamais vu une chose pareille. Après tout, ce n'était jamais qu'un documentaire... et un documentaire américain, avec ça ! Pourquoi les gens étaient-ils prêts à consacrer une bonne partie de leur soirée à faire la queue et à se taper un film sur un livre tourné en vidéo et transformé en film ?

Et le public continuait à affluer. Pendant les vacances de Noël, les queues s'allongeaient et le film était projeté dans de nouvelles salles. En janvier, The Big One était diffusé dans vingt-deux villes de France. En mars, il avait dépassé les chiffres records atteints aux États-Unis, engrangeant plus de six millions de francs de recettes.

Comme je disais à ma femme : « Ça alors, il faut croire que les Français ont vraiment les boules ! »

Et tout ça a été suivi d'un déluge de messages enthousiastes sur mon mail. Des milliers de Français de tous les milieux sociaux m'écrivaient et me racontaient leurs démêlés avec leur patron, leur entreprise, ou des fonctionnaires insensibles. Et toutes ces lettres me demandaient :

« Votre livre existe-t-il en français ? »

Eh bien, voilà, grâce à cette excellente maison d'édition qu'est La Découverte, mon livre existe en français. Je suis fier et je me sens honoré qu'il soit publié en France. Mon père était un ouvrier de l'industrie automobile. Je n'ai pas de diplômes universitaires. Vous n'aurez pas souvent l'occasion d'entendre l'opinion d'un Américain dans mon genre. J'ai donc beaucoup de chance de pouvoir ainsi vous communiquer ce qui me tient à cœur.

La première fois que je suis venu en France, c'était pendant mon adolescence, en 1975, avec un sac à dos. Je me souviens à quel point je fus séduit par le niveau de conscience et la passion pour la politique des gens que je rencontrais. J'y suis retourné plusieurs fois, pour le lancement de mon documentaire Roger et Moi en 1990 et pour la présentation à Cannes de mon premier film de fiction, Canadian Bacon, en 1995. Je suis encore sous le choc de l'accueil qu'a reçu The Big One, et j'en suis profondément reconnaissant au public français.

Et je suis très heureux de vous présenter ce livre de réflexions politiques et d'humour, en espérant que vous allez bien vous marrer et que, après ça, vous allez mettre un beau bordel.

Ne laissez pas la France ressembler au pays injuste et perfide que sont devenus les États-Unis, où trente-cinq millions de citoyens vivent dans une pauvreté abjecte et quarante-cinq millions sont totalement dépourvus de couverture sociale. Les drapeaux de nos deux pays contiennent les mêmes couleurs. Faites tout ce qui est en votre pouvoir pour que la ressemblance s'arrête là.

Michael Moore
New York City,
avril 2000
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