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Citation de hcdahlem


La rumeur courut qu’on donnerait trente francs à celui qui ramènerait une information du front ennemi. Rapidement, dans les pires conditions, des fantassins affamés tentèrent leur chance en rampant au milieu des cadavres couverts de larves. Ils se traînaient dans la boue comme des bêtes, en veillant dans une crevasse pour tendre l’oreille, par-dessus les chevaux de frise, afin de saisir une date, une heure, un indice d’attaque. Loin de leur cantonnement, ils se faufilaient le long des lignes allemandes, tremblant de peur et de froid dans leur poste de guet clandestin, et passaient parfois des nuits entières recroquevillés dans un trou d’obus. Le seul à avoir touché les trente francs fut Augustin Latour, un cadet qui venait de Manosque. Il racontait avoir découvert une fois un Allemand au fond d’un ravin, le cou cassé par une chute, et il lui avait fouillé les poches. Il n’y avait rien trouvé d’autre que des lettres en allemand, des marks papier et de petites pièces en métal avec un trou carré au centre, mais dans un double fond en cuir, au niveau de la ceinture, il vit trente francs, soigneusement pliés en six, que l’Allemand avait sans doute volés à un cadavre français. Il les brandissait alors, fier de lui, en répétant :
– J’ai remboursé la France.
Ce fut plus ou moins à cette époque qu’on découvrit un puits à mi-chemin entre les deux tranchées. Jusqu’à la fin de sa vie, Lazare Lonsonier ne sut jamais comment les deux lignes ennemies s’étaient accordées sur un cessez-le-feu pour y accéder. Vers midi, on suspendait les tirs, et un soldat français disposait d’une demi-heure pour sortir de sa tranchée, s’approvisionner en eau avec de lourds seaux et faire marche arrière. La demi-heure passée, un soldat allemand se ravitaillait à son tour. Une fois les deux fronts fournis, on recommençait à tirer. On survivait ainsi pour continuer à se tuer. Cette danse noire se répétait tous les jours avec une exactitude militaire, sans aucun dépassement de part et d’autre, dans un strict respect des codes chevaleresques de la guerre, au point que ceux qui revenaient du puits disaient entendre pour la première fois, après deux ans de conflit, le chant lointain d’un oiseau ou la meule d’un moulin.
Lazare Lonsonier se porta volontaire. Chargé de quatre seaux pendus aux avant-bras, de vingt gourdes vides en bandoulière et d’une bassine à vaisselle entre les mains, il atteignit le puits après dix minutes de marche, en se demandant comment il rebrousserait chemin avec les mêmes récipients pleins. Le puits, entouré d’une vieille margelle et d’un muret décrépi, avait la tristesse d’une volière vide. Tout autour gisaient quelques bassines trouées de balles et une vareuse militaire que quelqu’un avait abandonnée sur le rebord.
Il attacha l’anse du seau au bout d’une corde et le fit descendre jusqu’à entendre un clapotement. Il tirait pour le remonter, lorsqu’une masse apparut subitement comme un rocher devant lui.
Lazare leva la tête. Debout, couvert de boue de camouflage, un soldat allemand pointait son arme sur lui. Terrifié, il lâcha la corde, laissant tomber le seau, se redressa d’un bond, voulut s’échapper, mais trébucha sur une pierre et cria: – Pucha!
Il attendit le tir, mais il ne vint pas. Lentement, il rouvrit les yeux et se tourna vers le soldat. Il fit un pas en avant, Lazare recula. Il avait sans doute le même âge que lui, mais l’uniforme, les bottes, le casque, tout lui en donnait davantage. Le soldat allemand baissa son pistolet et lui demanda : – Eres chileno ?
Cette phrase fut chuchotée dans un espagnol parfait, un espagnol où apparurent des condors furieux et des arrayanes, des cormorans et des rivières qui sentent l’eucalyptus.
– Si, répondit Lazare.
Le soldat eut une expression de soulagement.
– De donde eres ? demanda-t-il. – De Santiago.
L’Allemand eut un sourire.
– Yo también. Me llamo Helmut Drichmann.
Lazare reconnut le jeune voisin de la rue Santo Domingo qui lui avait demandé, dix ans auparavant, l’origine de son nom. La nouvelle de la guerre était tombée sur eux en même temps. Tous deux avaient cédé à la tentation de traverser un océan pour défendre un autre pays, un autre drapeau, mais à présent, devant ce puits, l’espace d’un instant, ils revenaient en silence pour s’abreuver à la source qui les avait vus naître.
– Escuchame, dit l’Allemand. On prépare une attaque surprise vendredi soir. Débrouille-toi pour être malade ce jour-là et passe la nuit à l’infirmerie. Ça pourrait te sauver la vie.
Helmut Drichmann prononça ces mots d’un seul souffle, sans calcul ni stratégie. Il le dit comme on donne de l’eau à un autre homme, non pas parce qu’on en a, mais parce qu’on connaît la soif. L’Allemand ôta son casque d’un geste lent, et seulement alors Lazare put le voir avec netteté. Son visage était d’une beauté marmoréenne, lourd et mat, d’une couleur sobre, dont la patine rappelait le charme discret des vieilles statues. Lazare se souvint de tous ces soldats qui dormaient dans des fosses dans l’espoir de surprendre une conversation, de révéler la cachette d’un peloton ou la position secrète d’une mitrailleuse, et il mesura le prix de cette confidence, qui lui apparut tout à coup évidente et absurde, jetée avec ses grandeurs et ses bassesses dans les véritables dimensions de l’histoire.
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