interview de Mohamed Rezkallah.
J’avance jusqu'à la porte, tire le loquet, ouvre, sors de l’appartement et referme derrière moi. En quelques secondes me voilà expulsé du doux cocon familial. Je suis un nouveau-né, je suis à l’extérieur. En temps normal je devrais me rendre au travail. Comme tout citoyen qui se respecte, contribuer à la société, subvenir aux besoins de ses enfants, payer les factures, être en relation avec ses semblables, aller au cinéma, manger un burger, tromper sa femme, divorcer… Oui, en des temps normaux, je serais parti au boulot. Naguère je l'ai fait. Il y a des années de ça je perdais ma vie à la gagner. Mais aujourd’hui, que nenni ! Je n’irai nulle part.
Je me rapproche du miroir et observe ma dent cassée, celle du devant. Comment cela est-il arrivé ? Je fouille dans ma mémoire : des pages, poussiéreuses, se tournent dans mon esprit. Ah oui, je me souviens ! Je suis rentré droit dans un énorme pot de fleurs en béton. Énorme pour le petit garçon que j’étais. Un enfant plus âgé m’embêtait. J'étais prêt à m’enfuir, tout en l’écoutant me menacer. Je gardais mes distances. Puis, ce fut le black-out. Je me suis réveillé par terre, tout le monde riait de moi, plus cette douleur dans la bouche qui me lançait. Je me suis enfui en pleurant. Après, je me souviens avoir pleuré longuement sous le lit de Maman. Je passais ma langue sur ma dent fêlée, la sensation était insupportable, j'avais l'impression que l'on m'avait ouvert le visage à vif, pour en extraire mon âme. Une impression de dépouillement irréversible.
L'air était vraiment délicieux, chargé de parfums et de promesses silencieuses. L'horizon vers l'ouest jouait à cache-cache derrière ses morceaux de barbe à papa géants qui s'effilochaient tendrement. Marcher dans les rues de la ville bien mûres me comblait amplement, alors pourquoi, bon dieu de bordel de pompe à couille de chien perdu en Chine, devais-je me dépêcher de trouver un café allongé sans sucre ? Je regardai autour de moi. Pas un bistrot, pas un endroit pour boire en terrasse.