Muhammad Bâqir As-Sadr

Pourquoi la méthode analytique est-elle un obstacle à l’évolution? Et pourquoi, par contre, la méthode thématique est-elle un facteur de développement, de créativité et d’ouverture à la recherche ? Pour répondre à ces questions, nous devons les comparer.

L’exégète qui adopte la méthode analytique est passif dans sa manière d’aborder le texte coranique, qu’il s’agisse d’un verset ou d’un passage particulier. Il ne formule pas, au préalable, des questions mais se contente de rechercher la signification de ce qu’il lit à la lumière du vocabulaire coranique et de toute indication disponible ou non dans le texte. Sa démarche consiste en fait à exposer un texte comme si ce dernier jouait le rôle de locuteur, ne laissant à l’exégète que le rôle passif d’auditeur, celui qui écoute et comprend. L’exégète écoute, l’esprit réceptif et éclairé, chargé des connaissances linguistiques les plus diverses. Il s’abandonne au Coran et écoute attentivement. Le Coran joue ici le rôle actif, il fournit à l’exégète ce que ce dernier peut assimiler.

L’exégète qui adopte par contre la méthode thématique ne débute pas son activité à partir du texte mais à partir de la réalité de la vie. Il se concentre sur un des aspects de la vie doctrinaire, sociale ou cosmologique qui l’entourent, mettant à profit l’accumulation des expériences humaines concernant le sujet abordé, les questions qui furent soulevées, les réponses qui y furent proposées, ainsi que les points qui demeurèrent en suspens. Il se tourne ensuite vers le texte coranique, non pas pour jouer le rôle d’un auditeur qui se propose seulement d’enregistrer, mais pour proposer un sujet saturé déjà par de nombreuses et diverses données. Il entreprend alors de questionner le Coran qui lui répond. L’exégète a dû, auparavant, collecter une foule d’informations à partir des expériences humaines, des actes justes et des erreurs, concernant le sujet. Face au Coran, il ne peut demeurer dans une attitude passive d’écoute, il participe activement à la discussion, il questionne, analyse, comprend, essaye de dégager l’attitude du saint Coran envers son problème et la théorie sous-jacente pour enfin la confronter à ses propres données.

C’est pour ces raisons que les résultats de l’exégèse thématique furent des résultats constamment rattachés à l’expérience humaine car l’approche elle-même visait à dégager le point de vue islamique concernant les différents domaines de la vie. C’est pour ces raisons aussi que l’exégèse thématique fut un dialogue avec le saint Coran et un effort pour l’interroger, et non pas une simple écoute passive. Elle est un processus qui vise à interroger le saint Coran en vue de découvrir les grandes vérités de la vie.

Le commandant des croyants, ‘Alî b. Abî Tâlib dit, en évoquant le Coran: « Ce Coran, interrogez-le, il ne dira rien, mais je vous en parlerai ; ne renferme-t-il pas la science à venir, le récit du passé, le remède de vos maux et l’organisation entre vous? » Le terme d’interrogation (istintâq) utilisé par le fils du Coran est l’expression la plus sublime dans le processus de l’exégèse thématique, il évoque un dialogue avec le saint Coran et un questionnement à propos de problèmes particuliers sur lesquels on souhaite obtenir une réponse et une solution.

La conception musulmane des relations humaines et des problèmes qui en surgissent est vaste, ouverte, approfondie ; elle ne se limite pas à un aspect de la contradiction, ne rejette pas une autre, elle les prend en compte dans leur totalité, tels qu’ils apparaissent tout au long de l’histoire. Elle tente d’approfondir leur compréhension, de découvrir à la fois leur réalité unique et leur esprit commun pour finalement les relier et les rattacher à la contradiction la plus intime, celle qui oppose l’homme à lui-même.

C’est pourquoi l’Islam considère que l’unique message capable de résoudre ce problème est celui qui agit sur les deux niveaux à la fois, qui cherche à résoudre les contradictions sociales en même temps, avant et après la résolution de cette contradiction qui agite l’intérieur même de l’homme, afin d’assécher cette source productrice de contradictions sociales.

L’Islam considère aussi que la négligence de cet aspect interne pour se consacrer à la résolution des contradictions sociales, sous leur forme uniquement légale, ne constitue que la moitié de la tâche, une moitié amputée car aussitôt, l’aspect interne engendrera d’autres formes de contradictions auxquelles s’attacheront les formes précédentes. Tout message voulant résoudre objectivement le problème doit nécessairement agir à ces deux niveaux, et croire aux deux « luttes » (jihâd) : la lutte la plus importante que l’Islam a nommé Jihâd al-akbar pour résoudre la contradiction principale, la confrontation de l’individu avec lui-même et l’autre lutte, qui fait face à toutes les formes de la contradiction sociale, toutes les manières par lesquelles le puissant domine le faible, sans toutefois nous limiter à une des formes puisqu’au fond, l’esprit qui l’anime est le même.

Il s’agit là d’une conception ouverte et réaliste dont l’expérience humaine a constamment confirmé la conformité à la réalité de la vie, contrairement à la conception étroite par laquelle le matérialisme et les révolutionnaires matérialistes ont voulu expliquer la contradiction. Bien qu’extrêmement intelligent, Marx n’a pu dépasser les limites de la conception traditionnelle européenne, étant lui-même européen et soumis à elle.

Tout amour polarisant le cœur de l’homme prend deux formes et atteint deux degrés. Le premier degré signifie que cet amour est l’axe et la base des sentiments, affections, espoirs et ambitions de l’homme qui peut s’en éloigner toutefois pour accomplir une tâche spécifique et y revenir par la suite. L’homme peut être absorbé par une discussion, une parole, une activité, la nécessité de sa subsistance, par une confrontation, une amitié mais cet amour demeure l’axe. Quant au second degré, il implique que cet amour qui polarise l’individu est omniprésent dans sa vie. Rien ne peut l’en éloigner car il le ressent à tous les moments de son existence, quelles que soient les situations dans lesquelles il se trouve. Ces deux degrés s’appliquent à l’amour divin aussi bien qu’à l’amour terrestre.

Concernant l’amour divin, le premier degré concerne les croyants justes et purs qui ont purifié leurs âmes des souillures de la vie ici-bas, qui ont fait de l’amour divin l’axe de tous leurs sentiments, émotions, ambitions et espoirs. Ils peuvent être accaparés par des tâches, par des réjouissances diverses mais cet amour demeure l’axe vers lequel ils se dirigent sitôt leurs occupations terminées. Quant au second degré, seuls y accèdent les amis (awliyâ’) de Dieu, les prophètes et les Imams, sur eux les meilleurs saluts, comme ‘Alî b. Abi Tâlib, qui a déclaré : « Je ne vois rien sans voir Dieu avec, avant, après et dedans ». L’amour divin que ressent ce cœur magnifique a polarisé toute son affectivité au point de l’empêcher de voir autre chose ; lorsqu’il voit les gens, il voit en eux les serviteurs de Dieu ; lorsqu’il voit les bienfaits, il les considère comme étant les bienfaits du Très-Haut. Cette relation avec Dieu est toujours concrétisée devant ses yeux car son Seul Amour, son Aimé Parfait demeure la qibla de ses espoirs et de ses ambitions, et ne lui permet pas d’être partagé avec autrui.