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Citation de Charybde2


Comme d’autres nourrissaient le fantasme d’un héritage inespéré, d’un coup de foudre ou d’horizons divins et vierges s’ouvrant à l’infini, Mitchell rêvait, lui, à une éruption volcanique massive sous trente centimètres de cendres chaudes. Il imaginait une confrontation nucléaire avec la Chine, une nouvelle peste noire, un astéroïde qui déchirerait la croûte terrestre, accélérant l’avènement d’un nouvel âge des ténèbres. De telles catastrophes ne lui faisaient pas peur, affirmait-il. Elles offraient la liberté. Elles creusaient des galeries secrètes vers un royaume sublime de chaos et de science-fiction. Pour lui, les scénarios catastrophe n’étaient, disait-il, que de simples jeux de logique. Jusqu’à quelles extrémités pouvait-il porter son imagination cauchemardesque et jusqu’à quel degré de précision ? Que pouvait-il arriver ? De quoi fallait-il avoir peur ?
Nous savions que la tirade de Mitchell sur les « jeux de logique » n’était qu’une posture. Les scénarios catastrophe l’emplissaient d’une terreur bien réelle. Tard dans la soirée, il quittait sa chambre en trombe, pris de panique, le feu aux joues, la peur au fond des yeux. Il s’énervait sur sa lampe de bureau, tapait des chiffres sur sa calculatrice et gribouillait des équations et des probabilités. C’était un rituel nocturne auquel il dérogeait rarement. Le lendemain matin, nous le trouvions là, endormi, la tête sur ses papiers, la joue tachée d’une décalcomanie de chiffres qui faisait penser au tatouage d’un détenu.
Aucun d’entre nous, soyons clair, n’a jamais perdu le sommeil à cause des prophéties de Mitchell. Nous pensions qu’il était un peu fou, un peu déprimé, même au regard des standards de la fac de C. Peut-être avait-il tout compris aux chiffres, la vie quotidienne demeurait pourtant trop complexe pour lui. Il nous faisait de la peine, vraiment – il avait eu la vie dure dès le début. Son prénom faisait à lui seul office de scénario catastrophe, une référence à une ère révolue de distinction anglo-saxonne provinciale typique du Midwest. Mitchell. Qui appelle son fils Mitchell ? Des parents dotés d’aspirations élevées et d’idéaux d’un autre âge. De sa mère, une femme du Missouri blonde et trapue, il avait hérité l’accent nasal des Ozark, des cheveux raides tirant sur le roux qui semblaient posés sur sa tête comme de la paille au fond d’un enclos à cochons et une haine pour Overland Park, son patelin d’origine. On décelait la part de son père, un réfugié hongrois qui gérait un parc immobilier dans l’est de Kansas City, à une certaine excentricité mâtinée d’angoisse et à un sens de l’humour déprimant. Au début, nous nous demandions comment Mitchell avait fait pour être admis, mais il apparut rapidement que c’était un fanatique de mathématiques. Pendant la période d’intégration, il arbora une série de T-shirts gris où s’affichaient les visages de « statisticiens de légende » (à en croire l’inscription pompeuse qui les ornait) C.R. Rao, Leonardo Fibonacci, Andrei Nikolaevitch Kolmogorov. Aucun de ces noms ne nous disait quoi que ce soit. Nous soupçonnions Mitchell d’avoir lui-même confectionné ses T-shirts. Et s’il n’était pas un génie des mathématiques, c’était qu’il avait un sérieux problème.
Effacez de votre esprit, si vous le pouvez, tous les posters, les photos de magazines et les T-shirts à l’effigie de Mitchell Zukor. Essayez d’imaginer le grand homme en étudiant. Vous ne l’auriez pas reconnu à l’époque. Rasé de près, le visage rond, des yeux sombres dissimulés sous sa capuche. Ses origines provinciales sautaient aux yeux. Il ressemblait à ces électeurs de la classe moyenne que républicains et démocrates se disputent. La coupe militaire à l’ancienne, le cou marqué par les irritations du rasoir et l’attitude réservée, voire timide, tout chez lui évoquait une dégringolade perverse et prématurée dans l’âge mûr. S’il n’avait pas atterri dans notre dortoir, il n’aurait été pour nous qu’un objet de curiosité, comme l’était le président des républicains de la fac qui dormait avec son nœud papillon ou la fille maigre et triste qui se promenait dans les allées du campus en berçant un ours en peluche dépenaillé.
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