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Citation de Charybde2


Les secrétaires de Sherman envoyèrent à Mitchell des registres qui listaient l’âge, le sexe, le salaire de ses collègues ainsi que le montant total de la marge qu’ils dégageaient pour Fitzsimmons. Les noms avaient été remplacés par des identifiants à quatorze chiffres mais il n’était pas difficile de retrouver à qui ils correspondaient. Après les avoir rangés par salaires, Mitchell retrouva son identifiant. Il était en avant-dernière position. Évidemment. C’était entièrement de sa faute. D’autres cabinets s’étaient intéressés à lui – dont Brumley Sansone, le géant du secteur – mais Fitzsimmons l’avait chassé avec plus d’agressivité et il n’avait rien voulu laisser au hasard. Pendant les vacances de Pâques de sa dernière année d’études, Fitzsimmons lui avait offert le vol Kansas-New York City en business, proposé du gibier avant l’entretien et des huîtres à la fin et, dans un paroxysme de gratitude, Mitchell avait accepté la première offre qu’on lui avait faite. Les autres, de toute évidence, avaient négocié.
La tâche confiée à Mitchell, il eut tôt fait de s’en apercevoir : on attendait de lui qu’il calcule le prix de la vie de chaque employé de Fitzsimmons, en dollars. Plus Sherman le pressait de livrer les résultats de son étude, plus les équations de Mitchell se faisaient complexes et tarabiscotées. Il créa des indices relatifs aux antécédents médicaux, au suivi des dépenses et aux jours de congés pris pour raisons personnelles, il conçut des graphes montrant les revenus futurs estimés, l’évaluation des primes, la valeur ajoutée par semestre. Les chiffres n’en finissaient pas de pousser, se propageant comme de la vigne vierge sortie de son ordinateur, s’enroulant autour de ses chevilles, le ligotant à sa chaise de bureau. Son boulot ne consistait pas à prédire l’espérance de vie des salariés – même si l’espérance de vie était un facteur à prendre en compte. Pour les besoins de cet exercice, la valeur d’une personne désignait la valeur de sa vie aux yeux de Fitzsimmons Sherman.
Dans le cadre de son travail, il se retrouvait fréquemment à devoir taper le mot « futur » dans son moteur de recherche – comme dans « futurs avoirs » ou « coûts futurs » ou « futures destructions massives » – et une publicité singulière commença à s’afficher. « DÉCOUVREZ CE QUE LE FUTUR VA VOUS COÛTER », proclamait-elle en petites majuscules austères. Lorsqu’on cliquait dessus, on était redirigé vers le site Web d’une entreprise, FutureWorld, qui proposait des prestations de conseil en « prédictions du futur ». Le site se résumait à une unique page où ne figurait pas le moindre lien. Elle indiquait seulement un numéro de téléphone et une adresse e-mail sous le logo de l’entreprise : un élégant dessin au crayon représentant une fenêtre ouverte. Mitchell se surprit à maintes reprises, en particulier quand la nuit était déjà bien avancée, à fixer cette page comme en transe. S’il sautait par cette fenêtre ouverte, où atterrirait-il ?
La publicité apparut suffisamment souvent pour qu’il commence à s’imaginer qu’on se moquait ouvertement de lui.
« Qu’est-ce que cela va me coûter ? »
Le son de sa propre voix le mit mal à l’aise – hystérique, éraillée, se propageant par échos dans le hall. Il s’interrompit pour voir si quelqu’un viendrait à sa porte. Pas un bruit. Ignorer les cris de détresse des âmes égarées faisait partie des règles tacites de la vie de bureau chez Fitzsimmons. Mitchell reprit dans un souffle : « Je travaille dans le gratte-ciel le plus haut de la plus grosse ville du pays le plus riche du monde. Donc que me réserve l’avenir ? L’annihilation ? »
Il ferma les yeux et essaya de se vider la tête. Mais ça ne servait à rien. Les cafards, ses vieux démons, avaient commencé à se repaître de lui, et cette sensation ne le lâchait pas. Dans des moments comme celui-ci, il en imaginait des milliers, de minuscules bestioles aux pattes velues qui escaladaient les parois de son estomac. Elles se nourrissaient de sa peur, et elles mangeaient goulûment, se léchant les babines. Non, il n’y avait rien à y faire, sinon continuer à travailler. Il touchait au but. Les chiffres commençaient à raconter une histoire.
Peu après trois heures du matin, Mitchell tapa « calculateur de valeurs futures intérêts composés » et le logo de FutureWorld apparut. Sans réfléchir, il envoya un e-mail à l’adresse indiquée. « Combien le futur va-t-il me coûter ? écrivait-il. Est-ce dans mes moyens ? Aurai-je à le payer de ma vie ? »
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