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Citation de AudMgt


Avec les six jours de vacances annuels passés en compagnie de mes parents.
Avec la fatigue qui harassait mon père. Avec ses colères contre « la laiterie », cette entité lointaine qui achetait sa production mais fixait elle-même les prix – toujours trop bas. Avec les centaines de litres de lait qu’on jetait parfois dans le ruisseau près de l’étable, parce qu’on avait dépassé le « quota », parce qu’on risquait de payer des « pénalités » – on tuait alors, sans trop y penser, à la fois l’écosystème du ruisseau et notre honneur de paysans, mais il n’y avait « pas le choix ». Il fallait avancer, nom de Dieu, et se conformer aux règles, aux normes, à la marche en avant de… Quoi, au juste ?
On ne savait pas trop.
Mes parents n’avaient que vingt-cinq vaches et 30 hectares. Ils n’ont jamais cédé aux sirènes de l’agrandissement et de l’élevage hors-sol. Lors de leur installation, une conseillère du Crédit Agricole les avait pourtant
exhortés de « faire des poulaillers » (comprendre : construire des bâtiments d’élevage hors-sol). La banquière avait juré que la ferme, sans cela, ne serait pas rentable. Pas rentable pour ceux qui y travaillaient ou pas rentable pour la banque ? La conseillère s’en est allée avec une fin de non-recevoir. À défaut de gérer des poulaillers, mes parents ont utilisé le temps que les vaches leur laissaient pour s’occuper de leurs enfants et petits-enfants, accueillir tous les amis de passage et s’assurer une certaine autonomie : ils produisaient eux-mêmes leurs légumes, leurs œufs, leur viande, leur cidre et leur bois de chauffage. Le « système », magnanime, les gratifie en retour d’une retraite de misère.
Certains de leurs alter ego ont plongé dans le bain du « toujours plus » : plus d’hectares, plus de machines, plus d’animaux, plus de pesticides, plus de maïs, plus de dettes. Chacun avait ses raisons. Chacun pensait bien faire. La banque, l’État, la coopérative, la chambre d’agriculture et le « syndicat » conseillaient de tirer dans ce sens. Les plus exaltés fonçaient tête baissée, sans trop réfléchir à qui tirait les marrons du feu, à qui était l’esclave de qui, ou de quoi. À l’époque, dans le monde rural, remettre en cause cette logique, même timidement, revenait à blasphémer contre les dieux du productivisme – cette religion dont on ne disait jamais le nom.
On ne disait jamais son nom parce qu’on ne savait pas qu’il était possible de la nommer. Mes parents, comme bien d’autres paysans, étaient les indispensables petites mains d’un complexe agro-industriel dont le fonctionnement s’appuyait sur une idéologie (le productivisme)
répondant à des choix politiques et économiques dans un contexte de pétrole bon marché, de libéralisation des échanges commerciaux, de consumérisme triomphant et d’indifférence à l’égard des enjeux écologiques.
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