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Citation de Partemps


LA RAISON DU CŒUR

Je dois parler aujourd’hui d’art et de religion... Lorsque j’y réfléchis, il me vient à l’esprit mille relations entre eux... beaucoup d’idées et de réflexions, mais je ne puis en bâtir un ensemble cohérent. Peut-être mes réflexions fragmentaires et inabouties pourront-elles néanmoins, ici ou là, stimuler, encourager, réjouir. Je vais donc essayer de les exposer.
Nous avons la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher — et c’est tout, pensons-nous. Le monde serait donc ce que nous percevons avec nos yeux, nos oreilles, nos doigts, notre nez, et il ne pourrait rien y avoir de plus. Et pourtant, ce n’est qu’une partie du monde perceptible par les organes — il existe des animaux, qui voient beaucoup plus que nous, et qui voient autrement. L’œil d’abeille peut, avec sa lumière polarisée, percevoir constamment l’orientation ; beaucoup d’animaux voient de nuit comme de jour, d’autres animaux voient les choses qui pour eux sont particulièrement importantes en les éclairant avec des ultraviolets ; maints animaux marins « voient » ou sentent, par écholocation, le fond marin ou des bancs de poisson éloignés...
Il existe des animaux qui entendent beaucoup plus que nous : les chiens, mais aussi bien d’autres animaux, entendent des sons aigus là où nous n’entendons que silence ; nos oreilles perçoivent au maximum 18000 battements par seconde, alors que certaines oreilles entendent plusieurs octaves plus haut. Et que sentons-nous ? Quand les animaux perçoivent des odeurs à des kilomètres de distance, qu’ils placent des repères odorants, qu’ils perçoivent une image du monde des senteurs, nous ne sentons rien, absolument rien...
Si on possédait les organes sensoriels de tous les êtres vivants réunis, le monde apparaîtrait tout autre : plus coloré, plus profond, retentissant de sons inouïs, d’une infinie diversité de parfums. Dieu merci, nous avons aussi notre intelligence — et nous nous fabriquons des prothèses et des appareils avec lesquels nous pouvons tout faire : vision nocturne, ultra-sons, rayons-X, sondeurs, radars... Mais nous restons malgré tout en retard sur l’œuvre multimédia de la nature. Avec toute notre science, nous ne créons rien, nous restons de simples observateurs. Toutes nos recherches ne font qu’ouvrir des portes derrière lesquelles se trouvent de nouvelles portes closes ; nous ne trouvons jamais la raison ultime. L’aune du chercheur est celle de la raison et de la pensée logique ; il échoue toujours quelque part, car elle est trop petite pour saisir l’essentiel.
Il y a bien encore quelque chose derrière les choses — dont nous avons connaissance et que nous ne connaissons pourtant pas — la « raison du cœur » crée pour nous des certitudes indémontrables —, la musique, l’art, l’imaginaire, la révélation nous en parlent.
L’art est toujours indissociablement lié à la religion ; sans religion il ne peut y avoir d’art, j’en suis intimement persuadé.
Un artiste irréligieux ou athée ne serait pas une contre-preuve ; l’art véritable prend ce dont il a besoin ; l’inspiration, l’intuition, les idées mettent l’artiste au-dessus de son indigence personnelle, tout le monde le sent, tout le monde le sait.
L’homme a donc deux possibilités fondamentalement différentes pour penser . Il possède la raison, qui repose sur la pensée logique ; mais il possède aussi une « pensée de l’émotion » illogique, imaginaire. Pascal, oppose à la raison, à l’« esprit de géométrie » ainsi qu’il l’appelle, la « raison du cœur », un « esprit de finesse ».
La reconnaissance de ce second mode de pensée, fondamentalement différent, peut nous aider à mieux comprendre le comportement des hommes ; peut-être permet-elle d’expliquer la contradiction difficilement soluble, ou plutôt le mur difficilement franchissable, entre art et science : la pensée rationnelle, purement logique, scientifique, seule, est efficace et conduit à des résultats grandioses — la technique, le progrès — mais elle ne connaît pas de sentiment et pas d’éthique, pas de morale (c’est le mode de pensée du meurtre de sang-froid), elle ne connaît pas la compassion, ni l’amour, ni, bien entendu, la haine.
La « raison du cœur » est irrationnelle, fantastique, illogique, ses pensées suivent manifestement d’autres voies, empruntent d’autres chemins de notre cerveau ; elles rendent heureux, sans qu’on puisse l’expliquer, elles nous font ressentir la beauté, l’amour et aussi la haine.
La religion, du point de vue de la pensée logique, n’est — je cite Pascal pour plus de sécurité —, ni rationnelle, ni naturelle, lorsqu’on songe à ce que demande le sermon sur la montagne. La « raison du cœur » est bien l’organe de communication de la religion — et l’art est sa langue. Ni la religion ni l’art ne peuvent s’expliquer rationnellement — et nous pouvons en être reconnaissants et heureux. Les tentatives pour introduire la raison et la logique dans la sphère de l’amour et de la compassion, de l’imagination et de la beauté, échouent toujours lamentablement !
Nous pouvons, nous devons, sans le moindre doute, penser de deux manières différentes, de la même manière que nous nous tenons sur deux jambes ; il subsiste donc toujours un grand danger : considérer l’un des modes de pensée, au détriment de l’autre, comme étant le seul correct. La pensée logique et rationnelle est sur le point de dévorer en nous toute autre pensée. On trouve les résultats d’un raisonnement concluant bien plus importants que les intuitions de l’art, lesquelles ne se laissent malheureusement pas expliquer par les philistins rationalistes. L’art est précisément par essence un langage qui ne peut s’expliquer par des mots, qui doit être perçu directement par le cœur — quelque nom qu’on veuille donner à cet organe magique.
Les résultats de la pensée imaginaire, ou de la raison du cœur, ne sont malheureusement pas utilisables politiquement. Ils paraissent inutiles. Si bien que l’art est partout relégué au second plan. La politique, en tant qu’exécutif de la communauté humaine, encourage — car elle doit penser d’une élection à l’autre — la prépondérance du matériel. L’art ne vaut que comme ornement. Si l’on veut définir le sens de l’art en partant de la pensée matérialiste, celui-ci doit alors avoir un but — faute de quoi il peut aussitôt disparaître. Ce but, ce pourrait être la distraction : on est épuisé, stressé par le travail, on devient agressif ou léthargique. Or une soirée à l’opéra, un concert apporte bonheur, calme, harmonie ; on est à nouveau rendu utilisable — les programmes radiophoniques, mais aussi une grande partie de la politique culturelle, obéissent à une telle « conception de l’art » : d’un côté une vie pénible, de l’autre l’art. (Dans la mesure où il est utilisable, et qu’il permet de supporter plus facilement l’existence, on peut l’encourager — en tant que composante essentielle, indispensable, de la vie, on ne veut pas le voir.)
Des valeurs comme l’amour — le bonheur — le sens de la vie sont représentées comme achetables : on les obtiendrait par le prétendu bien-être et le progrès. Jamais, dans l’histoire, une si grande partie de l’humanité n’a succombé à pareille illusion, comme elle fait aujourd’hui au progrès scientifique. Qu’a-t-il donc d’extraordinaire ? C’est le résultat normal de la pensée rationnelle et logique : oui-non, un langage simple et clair, le développement pas à pas, de la pierre pour casser la noix jusqu’au confort total de la civilisation, de la gifle jusqu’à la guerre hautement technologique, de la simple observation de la vie jusqu’à la science moderne.
Le concept de bien-être est malheureusement associé exclusivement à cet aspect de l’évolution, qui ne laisse aucune place au souffle divin. Ce dut être un instant magique, lorsque fut chanté le premier chant, récitée la première poésie, peint le premier tableau — quelque chose de nouveau est arrivé dans le monde. Seul le souffle de Dieu pouvait apporter quelque chose d’aussi merveilleux et d’irrationnel que l’art. L’art est bien le baiser de Dieu, qui a placé les hommes au-dessus du reste de la création et les a proprement créés.
L’art a besoin d’inspiration. Comme cette image du processus de la création est belle : il faut sentir le souffle, l’accepter, le développer. L’art est ce qui distingue le plus les hommes de tous les autres êtres vivants. Il le rend meilleur (les artistes l’ont senti depuis le début), il est le langage de l’amour, du sentiment, il est le miroir de notre âme, il nous fait voir les sombres abîmes de notre être et pressentir une félicité inimaginable.
Mais comme l’art — ou disons pour une fois : la musique, n’est pas perçue par la raison et la logique, mais directement, par un organe mystérieux, elle est dangereuse. On se souvient de la manière dont les régimes totalitaires des dernières décennies utilisaient l’art, pour essayer d’influencer, ou l’interdisaient. Mais l’art véritable est incorruptible, il ne peut être influencé de l’extérieur sans se dégrader, il est toujours dans l’opposition — cela vaut aussi pour l’art de commande.
On connaît depuis longtemps le pouvoir qu’a la musique de transformer les hommes : à l’audition d’une symphonie, des fonctions corporelles comme la pression sanguine, le pouls, la respiration, entre autres, suivent de façon synchrone le déroulement harmonico-mélodique ; et elle agit d’autant plus dans le domaine émotionnel !
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