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Critiques de Orhan Kemal (1)
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Sur les terres fertiles

Turquie anatolienne, 20ème siècle. L'exode rural massif conduit nos trois villageois principaux - "Köse" Hasan, "Pehlivan" Ali et "Iflahsızın" Yusuf - à chercher du travail sur les terres fertiles de Çukurova, loin de leur village dont on ne connaîtra tout le long du roman que la première lettre, Ç [tché]. À l'instar des récits de Steinbeck, et je pense particulièrement aux Raisins de la Colère, le rythme de l'histoire est soutenu par des dialogues extrêmement fidèles au parler des villageois et citadins de l'époque (bonne chance aux traducteurs français pour réussir à retranscrire correctement toutes ces expressions!), entrecoupés de passages descriptifs sobres et efficaces.



C'est un livre essentiel de la littérature et du patrimoine turcs. Orhan Kemal ayant lui-même fait l'expérience du traitement consacré aux ouvriers agricoles dans les années 30 lorsqu'il travaillait dans une usine de cotons, il ne pouvait que retranscrire, mieux que quiconque sans doute, avec son talent de narration et son analyse percutante, la condition misérable des ouvriers agricoles, hommes comme femmes, mais aussi et surtout les relations humaines et morales, ce fossé séparant le monde rural de celui urbain de cette époque. Et sans doute cela vous paraît-il comme une chimère, à vous occidentaux, ce qui ne fut qu'une cruelle réalité chez les Turcs il y a à peine soixante ans de cela maximum. Le villageois désireux de trouver du travail "à l'étranger" pour mieux revenir chez lui plein de nouvelles découvertes et de biens que l'on ne peut trouver qu'en ville, histoire de flatter cet égo qui traîne tant sous les semelles des crapules de contremaîtres véreux, au prix d'heures interminables de travail acharné, dans des conditions de chaleur, froideur, sanitaires et hygiéniques extrêmes, à manger du boulghour caillouteux pendant que les contremaîtres et aghas se font la malle un peu plus loin, eux pour qui les préceptes religieux se plient et s'adaptent toujours selon leurs intérêts, tant et si bien qu'ils ne sont jamais fautifs de quoique ce soit. À quoi bon prendre des responsabilités lorsque Dieu est grand, miséricordieux, qu'Il sait tout et voit tout, mais aussi régit tout? Il ne faudrait surtout pas les froisser, ces aghas, ces êtres supérieurs, qui sont déjà bien gentils de donner du boulot à des ignorants pareils. Et puis il ne faudrait pas s'embêter avec les gendarmes en cas de révolte, qui passeraient certainement à tabac les plus faibles. Alors on baisse la tête, on travaille tout en rêvant de la femme d'un tel, qui est de toute façon cocufié depuis longtemps. Et puis plus la femme résiste, et plus elle est désirable. Aah non, y en a pas deux comme elle. Enfin ca c'est juste le temps d'assouvir ses volontés, de lui promettre monts et merveilles et de lui faire la cour avant de s'en lasser et de repartir à la chasse. Elles en sont bien conscientes, de toute façon. Ce n'est pas comme si elles ne tombaient pas dans le même panneau à chaque fois. Et puis on se met aussi à jouer aux jeux d'argent, à boire et à fumer, tant qu'à faire. Impossible d'y échapper, tout le monde le fait. Et on se fait réprimander sévèrement si on y échappe, car c'est grâce aux dettes que le contremaître obtient un surplus de bénéfice, lui qui déjà fait travailler moins d'ouvriers agricoles qu'il ne devrait, histoire d'encore un peu plus arrondir les fins de semaine. Et en attendant, où est-ce qu'elle est, la fameuse fraternité? La proximité avec les gens du "pays"? Chacun sa merde, hein. Un tel derrière une femme, un autre à la poursuite d'un boulot, un tel a plus d'honneur qu'un autre, un autre est plus viril qu'un tel. Par contre on n'est viril et honnête que seulement le temps de courber l'échine en cas de nécessité. Et quand on nous met le nez dans notre propre saleté, on fait le dos rond, on tourne les arguments en notre faveur, où alors on ignore simplement. Et on oublie quelques secondes après. Même si en notre foi intérieur, on est conscient de tout. Mais on se rassure comme on peut.



N'y a-t-il cependant que de l'hypocrisie? Bien sûr que non. Certains sont prêts à aimer pour un simple regard, une simple belle parole, un souffle, un toucher. D'autres connaissent la misère et n'hésitent pas à partager leur pain, à défendre les droits d'autrui, sans retour. Enfin si. On attend toujours un retour face à un acte de générosité...



Voilà toutes les contradictions et l'humanité, toute la misère sociale, affective et matérielle de l'Homme rural - nouvellement citadin - turc du 20ème, racontées d'une plume de maître par un grand auteur, et qui ont plantées leurs graines puis les ont vu germer jusqu'à même aujourd'hui, en 2018. C'est en cela que Sur les Terres Fertiles touche le citoyen turc au plus profond de son âme et y prend racine. En espérant vous avoir donné envie de partager un peu de notre âme...
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