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Citation de Charybde2


Ella Milana fut d’abord étonnée, puis franchement indignée, quand Raskolnikov se fit soudainement assassiner devant ses yeux, en pleine rue. La prostituée au grand coeur, Sonia, l’avait abattu à bout portant. Cela se passait au beau milieu d’une dissertation littéraire sur le classique de Dostoïevski.
Ella Amanda Milana avait vingt-six ans et, entre autres, des lèvres bien dessinées et des ovaires déficients.
Le jugement sur les lèvres avait été prononcé ce jeudi même, cinq minutes avant la fin de la pause déjeuner, par un professeur de biologie. Pour ce qui est des ovaires déficients, elle l’avait appris quatorze mois plus tôt de la bouche d’un médecin. En quittant le cabinet de celui-ci, elle était devenue une femme qui au plus profond d’elle-même avait quelque chose de froid et de déficient. Dehors pourtant, il faisait toujours beau et ensoleillé.
Trois mois après le diagnostic, deux jours après que les fiançailles d’Ella Milana eurent été rompues, les choses s’étaient arrangées.
Elle avait, en pensée, fait un inventaire.
Par exemple, ses lèvres étaient bien. Ses doigts étaient, à ce qu’on lui avait dit, beaux et gracieux. Son visage en revanche n’était pas spécialement beau, ainsi qu’on le lui avait jadis affirmé, mais il était agréable et doux, voire mignon. Ce qu’elle pouvait elle-même constater dans le miroir.
Et un certain amant avait aussi remarqué, une fois, que ses tétons, de par leur couleur, étaient très picturaux – et sans plus attendre, il était allé chercher ses peintures à l’huile dans un coin de l’appartement et les avait mélangées pendant trois heures avant d’obtenir précisément la bonne nuance.
Ella Amanda Milana fixait le papier quadrillé.
Devant elle étaient assis trente-sept lycéens dont elle était censée corriger les dissertations, et elle réfléchissait à la couleur de ses tétons. Ce meurtre littéraire inattendu lui avait fait perdre sa faculté de concentration. Elle n’arriverait plus à s’abstraire suffisamment pour faire son travail de lectrice – pas aujourd’hui, pas dans cette classe.
Elle détourna son regard de la dissertation comme si elle avait vu un insecte ramper dessus et regarda la classe, mais la classe ne lui rendit pas son regard. Les élèves écrivaient et regardaient leurs copies, les stylos grattaient comme des rongeurs s’adonnant à une activité occulte.
La dissertation avait été écrite par un garçon assis au troisième rang, du côté de la fenêtre.
Elle était un peu vexée, mais n’arrivait pas à lui en vouloir. Elle se demanda si l’on attendait d’elle, en tant que remplaçante, qu’elle prît au sérieux ce genre de tentative de fraude.
Elle avait longtemps été un peu en colère, et elle l’était encore, non pas après le garçon mais après ses ovaires. Le garçon et sa dissertation étaient un événement accessoire et fugace. Alors que ses ovaires étaient durablement liés à elle, et elle à eux. Elle aurait préféré qu’ils n’eussent pas participé à la composition de la personne répondant au nom d’Ella Amanda Milana, cette personne assise là devant la classe et qui tenait dans sa main une dissertation mensongère.
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