Paul Delatte

Nous avons là la vie du premier abbé de Solesmes, Dom Guéranger (1805-1875), restaurateur de l'ordre bénédictin et de la liturgie romaine en France, défenseur de la papauté (l'infaillibilité pontificale) et de la Sainte Vierge Marie (l'immaculée conception). Sa vie et sa congrégation traversent les événements d'une France du XIXe siècle en pleine crise passionnelle après la Révolution. La liberté, désir légitime d'un peuple abusé, devient une obsession : il faut l'imposer partout absolument ce qui mène à l'instabilité publique. Alors, avec les soubresauts politiques, nous traversons les régimes : la Restauration, la Seconde République, le Second Empire et la Troisième République. Dans un style XXe, il est rédigé par le troisième abbé de Solesmes Dom Delatte, ce gros tome est une sorte de livre absolu assez difficile à définir, très nourrissant pour les affamés. C'est à la fois une biographie (hagiographie, prions pour cela) ; un livre d'histoire de notre France post-révolution, un livre sur le catholicisme français, ses combats, ses divisions et ses liens complexes avec le Saint-Siège ; un livre sur les rapports entre le politique et le religieux ; un livre d'histoire religieuse sur et par les bénédictins et pour finir, ce qui n'est pas sa moindre qualité, un livre de spiritualité bénédictine.

En bref, un livre très riche pour ceux qui s'intéressent à ces thèmes. Attention cependant c'est parfois assez dense et on ne se lance pas dans ce livre la fleur au fusil, j'ai personnellement étalé la lecture sur plusieurs mois.

Ce qui m'a le plus frappé ? La fameuse paix de Dieu qui transparaît dans la vie du moine noir , il semble l'incarner avec une confiance en Dieu qui le transforme en force tranquille. Dom Guéranger, vite abbé, éprouve la révolte de sa jeune communauté, la rigueur de son évêque, la fragilité économique extrême, les agissements judiciaires de personnalités troubles, le déchirement politique entre catholiques de France par journaux interposés, la perte d'amitiés de longue date, les murmures de la foule des clercs. Et que fait ce saint moine face à ces tempêtes ? Il répare, il répare les âmes abîmées et surtout celle de la France où certains voudraient une église nationale, plus indépendante vis à vis du pape, une liturgie propre à chaque diocèse quitte à briser l'unité construite par des siècles de foi et d'efforts. Malgré la fragilité objective de l'oeuvre naissante, des fruits éclosent et Solesmes se maintient, l'abbaye et son ordre existent encore aujourd'hui ; c'est un plaisir d'amateur de rencontrer ce haut lieu de spiritualité avec la connaissance du déroulement de cette aventure incroyable entre Dieu et sa créature. Je ne peux que le conseiller à tous les assoiffés, tous les chercheurs de cet invisible indispensable. Demandons à Dom Guéranger de nous apprendre à incarner et penser la tradition sans aigreur, dans la paix et la charité profondes de celui qui connaît celui qui est "le Chemin, la Vérité et la Vie". Père abbé, vous qui êtes parvenu avec tout votre équipage au port du Royaume, priez pour nous.