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Citation de MegGomar


Les feuilles, elles, sont fines et tendres, donc pratiquement sans défense. Pas
étonnant que les hêtres et les chênes se défeuillent dès les premiers frimas. Mais
pourquoi, au cours de l’évolution, ces espèces ne se sont-elles pas, elles aussi,
dotées d’une enveloppe plus épaisse et de produit antigel? Est-ce bien
raisonnable de fabriquer tous les ans jusqu’à un million de nouvelles feuilles par
arbre puis de ne s’en servir que quelques mois avant de péniblement s’en
redépouiller? L’évolution semble avoir répondu à cette question par l’affirmative,
car lorsque les feuillus sont apparus sur Terre, il y a quelque 100 millions
d’années, les conifères étaient déjà là depuis 170 millions d’années. Les feuillus
sont donc un groupe plus moderne au sens de l’évolution. Et à y regarder de plus
près, leur comportement automnal est effectivement très sensé puisqu’il leur
permet de mieux résister aux tempêtes de la mauvaise saison. Quand celles-ci
commencent à souffler en octobre, la forêt risque gros. À partir de 100 kilomètres
à l’heure, les vents sont susceptibles d’arracher des grands arbres, et de telles
rafales, certaines années, déferlent toutes les semaines. Détrempé par la pluie,
spongieux, le sol n’offre plus guère d’ancrage aux racines, or la pression exercée
sur un arbre par une tempête peut atteindre 200 tonnes. Il faut être bien armé pour
ne pas basculer. Les feuillus le sont. Ils peuvent se débarrasser de tous leurs petits
auvents pour gagner en aérodynamisme. Cela représente 1 200 mètres carrés(40)
de surface totale qui s’envolent et retombent en tourbillonnant sur le sol de la
forêt. C’est un peu comme si un voilier avec un mât de 40 mètres de hauteur
affalait la grand-voile de 30 mètres sur 40. Et ce n’est pas tout. Le tronc et les
branches sont conformés de telle sorte que leur coefficient de pénétration dans
l’air est en partie inférieur à celui des voitures modernes. L’ensemble de
l’architecture présente en outre une flexibilité qui amortit puis répartit la pression
des rafales sur l’arbre dans son entier. La combinaison de ces qualités permet aux
feuillus de traverser l’hiver sans dommages. Si des tempêtes d’une intensité
exceptionnelle surviennent, comme il ne s’en produit que tous les cinq à 10 ans, la
solidarité communautaire prend le relais. Tous les arbres sont différents,
l’histoire que chacun vit influe sur la disposition et le déroulement des fibres de
bois du tronc. Il en résulte que si la première rafale courbe tous les arbres dans
une même direction en même temps, ils se redressent à des vitesses diverses.
Habituellement, ce sont les rafales suivantes qui renversent un arbre parce qu’il
subit une deuxième poussée, qui le courbe un peu plus alors qu’il est en plein
balancement. Mais dans une forêt intacte, l’entraide joue à plein. Lorsque les
houppiers repartent en arrière, ils se heurtent les uns les autres puisqu’ils
reprennent leur place à des rythmes différents. Tandis que l’un ploie encore vers
l’arrière, un autre balance déjà vers l’avant. Il s’ensuit un choc moins violent qui
agit comme un frein sur les deux arbres. Quand la rafale suivante survient, ils ne
se balancent quasiment plus et le compteur repart à zéro. C’est toujours fascinant
d’observer le balancement des houppiers dans le vent, les mouvements de flux et
de reflux, et le jeu de chaque individu au sein de la communauté. Mis à part le
fait, bien sûr, qu’il est fortement déconseillé de s’aventurer en forêt par grand
vent.
Revenons à la chute des feuilles. Tout nouvel hiver surmonté démontre la
pertinence des efforts déployés chaque année par les arbres pour renouveler leur
feuillage. Avec l’arrivée du froid, de multiples dangers les menacent. La neige,
par exemple, est redoutable si elle s’accumule sur la ramure. Mais quand les 1
200 mètres carrés de surface foliaire ont disparu, les flocons blancs n’ont que des
branches nues où se poser et il en tombe plus sur le sol qu’il n’en reste sur les
arbres. La glace peut créer des dommages plus importants encore que la neige.
Nous avons connu trois jours durant, il y a quelques années, une étonnante
configuration atmosphérique dans ma forêt: des températures ambiantes
légèrement inférieures à zéro en même temps qu’un crachin anodin. À chaque
heure qui passait, mon inquiétude pour la forêt grandissait. La fine pluie
verglaçante se déposait sur les branches gelées et les alourdissait à vue d’œil.
Tous ces arbres habillés de glace, c’était magnifique. Dans les bosquets de jeunes
bouleaux, les arbres ployaient à l’unisson sous le poids de la glace, et j’en faisais
déjà secrètement mon deuil. Parmi les arbres adultes, les plus touchés étaient les
conifères, notamment les douglas et les épicéas qui perdirent jusqu’aux deux tiers
de leurs branches cassant avec fracas. Les arbres en furent très affaiblis, et il
faudra encore des dizaines d’années avant qu’ils aient retrouvé une silhouette
équilibrée.
Mais les jeunes bouleaux courbés m’ont surpris. Quand la glace a fondu, 95 %
des troncs se sont redressés. Depuis, quelques années se sont écoulées et ils ne
présentent guère de séquelles apparentes. Seuls ceux qui ne se sont pas relevés
sont morts; leurs frêles troncs pourris ont fini par tomber et ils se transforment
lentement en humus.
La chute des feuilles est donc une mesure de préservation adaptée au climat de
nos latitudes. Et accessoirement, l’occasion pour les arbres de pouvoir enfin se
soulager. De même que nous devons aller où le roi va seul avant de nous coucher,
les arbres éprouvent eux aussi le besoin de se libérer des substances inutiles
présentes dans les feuilles. Ils s’en défont en même temps que celles-ci tombent
au sol. La chute des feuilles est un processus actif; l’arbre ne doit pas être déjà au
repos pour se débarrasser de son feuillage. Une fois les réserves de nutriments
des feuilles redescendues dans le tronc, il fabrique une couche de séparation qui
ferme la communication avec les rameaux. Il suffit alors d’un léger coup de vent
pour que les feuilles se détachent et tombent. Ce n’est qu’à l’issue du processus
que l’arbre peut envisager de faire une pause. Et elle n’est pas superflue. Se
reposer lui est indispensable pour se relever du stress des mois d’activités. La
privation de sommeil a sur les arbres le même effet que sur les hommes: elle peut
être fatale. L’incapacité de bébés-chênes ou hêtres à survivre en pot dans un salon
n’a pas d’autre origine. Une seule année sans pouvoir se reposer et ils ne
repartent pas au printemps.
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