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Citation de enzo92320


Nous parlons fatalement avec les mots des autres. Nous privilégions dans nos lectures (autobiographiques ou pas – poésie, chansons, romans aussi bien) ce qui nous aide, en vivant, à donner forme à notre vie. L’écriture est une double digestion, de nos lectures et de notre expérience, avec, comme première étape, la citation. Bien des journaux intimes ont commencé par un carnet de lectures. Comme des oiseaux, nous cueillons des brindilles pour faire notre nid. La citation est le contraire du plagiat : elle n’est pas vol mais emprunt, et hommage. Elle doit être courte, et indiquer le nom de l’auteur et la source (article 41 de la loi de 1957). Son emploi est, habituellement, limité : phrases mises en exergue du livre, ou du chapitre, par exemple. Pour le reste, l’assimilation de nos lectures ne laisse apparemment pas de trace. Pourtant elles sont là, en filigrane, partout.

Je repense à deux livres, l’un naïf, l’autre rusé, qui mettaient en scène le travail de la citation.

Henry Hirsch, né en 1907, a publié en 1981 à La Pensée universelle son autobiographie, La Vie derrière soi… Ce texte de 250 pages comporte 27 pages de citations, soit 10 %. Peut-être pensera-t-on que ce n’est pas énorme. Mais les citations, placées aux moments cruciaux, se substituent au récit de sa vie. Sa chasteté prolongée et son mariage tardif seront évoqués à travers des pages du livre de Léon Blum, Du mariage (1907) et de celui du docteur Carnot, Au service de l’amour (1939). Ses rapports difficiles avec un père autoritaire par trois pages de citations d’une pièce d’Henri Clerc, L’Autoritaire (1922). Sa douleur à la mort de sa femme, en 1965, trouvera son expression par sept pages de citations du livre de Marc Bernard, La Mort de la bien-aimée (1973), citations entrecoupées de brèves remarques signifiant toutes « moi aussi ». Henry Hirsch justifie ces emprunts de manière modeste et émouvante : « Ce que cet écrivain a ressenti depuis son veuvage en 1969, je le ressens depuis 1965, mais n’étant qu’un écrivain de rencontre, je ne sais pas traduire en paroles les souffrances endurées depuis lors. Je me permets – et je pense qu’il ne m’en voudra pas dans nos communes infortunes – de citer ici les passages de son livre que j’aurais pu écrire si j’avais son talent. »

Exactement à l’opposé, un écrivain appartenant à l’Oulipo, Marcel Bénabou a construit une sorte de récit parodique, "Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres" (Hachette, 1986), où il s’ingénie à fondre de manière irrepérable une foule de phrases ou d’expressions qui, dans ses lectures, lui ont semblé consonner avec sa vie. Jeu de connivence et de taquinerie, certes, mais le propos est, au fond, allégorique : il s’agit de nous suggérer que notre autobiographie est déjà écrite, que les phrases en sont éparpillées dans la littérature universelle, et que notre travail consiste essentiellement à les repérer pour les rassembler sous notre signature…

Notre vie est singulière, elle n’est pas originale. Elle est tissée des mêmes éléments, elle obéit aux mêmes contraintes que les autres, et son récit est fatalement une variante d’un modèle commun. Il ne s’agit pas seulement du stock d’émotions et d’expériences dont tant de livres antérieurs nous proposent des modèles où nous puisons. Mais de sa structure d’ensemble, de son argumentation et jusqu’à son style. Évitons le plagiat, copie littérale et honteuse, et la singerie des autres. Pratiquons avec modération la citation. Et pour le reste, suivons tranquillement le conseil du vieux Sénèque (Lettres à Lucilius) : « Les aliments absorbés, tant qu’ils se conservent tels quels, tant qu’ils nagent à l’état solide dans l’estomac, sont une charge pour l’organisme. La transformation accomplie, c’est alors qu’ils deviennent de la force et du sang. Procédons de même pour la nourriture de l’esprit. Ne souffrons pas que rien de ce qui entre en nous demeure intact, de peur qu’il ne soit jamais assimilé. Digérons la matière : autrement elle passera dans notre mémoire, non dans notre intelligence… Voilà comment doit travailler notre esprit : qu’il cèle tout ce de quoi il a été secouru et ne produise que ce qu’il en a fait. »
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