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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Mourir avant que d’apparaître est une œuvre de fiction, un roman. En aucun cas un travail d’historien ni une biographie de Genet.
Si le texte met en scène des personnages ayant réellement existé, s’appuie sur des témoignages, s’inspire d’une histoire vraie, il offre de cette histoire une réécriture qui ne s’interdit ni de combler par la fiction les silences des biographies en inventant certaines scènes manquantes, ni de prendre des libertés avec les faits en faisant par exemple prononcer par Genet des paroles qu’il a en réalité écrites. C’est donc une interprétation qui est livrée ici et qui ne saurait prétendre au mieux qu’à la vérisimilitude.

Sur une photo en noir et blanc qui date de quarante-huit, Abdallah a douze ans. Il se trouve au sommet d’une pyramide humaine, bras et jambes écartées, devant le rideau en velours du cirque Pinder. Dans l’édifice de chair, portant le même costume étoilé, on voit le jeune Ahmed. Son grand ami.

Ils s’étaient rencontrés deux ans auparavant, en fin d’une journée qui eût été presque belle si Abdul – on l’appelait ainsi, au cirque – n’y avait été par sa mère abandonné.
C’était une grosse Allemande qui souffrait de diabète. Ses chevilles étaient gonflées, l’obligeant à se déplacer à l’aide de deux béquilles. Elle parlait un français fort approximatif et à l’accent marqué.
— Je te laisse, Abdallah, dit-elle ce jour-là. Sois sage et sois gentil.
Ce furent ses derniers mots avant de s’en aller.
Le gamin suivit des yeux la marche lente de cette femme qui s’éloignait, sa mère, ponctuée par le sifflement sonore de son souffle asthmatique. Avant qu’elle ne lui tourne tout à fait le dos, il crut lire sur son visage l’esquisse d’un sourire, mais n’en fut pas certain. L’affection, la tendresse étaient des qualités qu’elle ne possédait pas.
Le patron de Pinder, un grand gaillard joufflu, moustachu et musclé, qui sentait la sueur, avait la main posée sur l’épaule du garçon et regardait aussi la boiteuse qui partait.
Elle avait appris, le soir précédent, le passage d’un cirque. Ce fut par une annonce clamée au mégaphone, faite d’une voiture qui sillonnait les rues pour en faire la réclame : Pinder, un spectacle extraordinaire.

Abdallah connaissait les bases de l’acrobatie, qu’il avait pratiquée un peu avec son père, un Algérien, en Kabylie. À peine arrivé en France, après la guerre, il disparut, du jour au lendemain. Avant de quitter à jamais leur taudis, un soir qu’il était rond comme un ballon, il s’en était pris violemment à Abdul.
— Ce gosse n’est qu’un sale fils de pute. Naal dine oumouk !
La mère s’était interposée, faisant un bouclier de son corps obèse pour protéger l’enfant : le père tentait de le frapper avec une chaise. En pleurs, Abdallah dut sortir pour éviter la charge.
Il marcha deux longues heures dans leur quartier fait de baraques en bois et de cabanes en tôle. À son retour, son père était parti. Il ne le revit jamais. Il semblerait qu’il soit mort quelques jours plus tard, le corps planté au couteau dans une rixe qu’il avait déclenchée, entre immigrés italiens et algériens. Sa femme accueillit la nouvelle comme elle accueillait tout : avec indifférence.
Ne voyant comment nourrir son marmot seule, elle eut tout à coup l’idée du cirque. C’était tout de même une déchirure, leur laisser son enfant. Quelle mère était-elle pour leur confier Abdallah ? Mais que faire d’autre ? Elle n’avait pas de salaire, vivait dans la boue d’un bidonville, n’avait plus le moindre espoir de trouver un travail, avec son handicap. Elle pouvait bien se passer de manger certains jours, mais l’imposer à son fils pour le garder auprès d’elle, était-ce lui rendre service ?
Abdallah écouta sans rien dire, sans pleurer, les mots confiés par sa maman au patron de Pinder. Dès qu’elle eut disparu de leur champ de vision, le moustachu aux odeurs de sueur ôta la main de son épaule. D’un geste brusque, il désigna à Abdallah, un peu perdu mais souriant, la première cage à nettoyer. C’était celle des lions, puisque les bêtes étaient au travail sur la piste.
C’est dans cet univers de fauves qu’il fit la connaissance d’Ahmed. Marocain, le même âge que lui mais sept mois d’expérience, déjà, avec Pinder. Il apparut dans la cage à sa rescousse et lui montra où on rangeait la fourche, les seaux, où jeter le purin, où trouver un point d’eau, quelles latrines récurer. Il lui offrit aussi une cigarette, chapardée secrètement au lanceur de couteaux, un raciste. Le cirque, en apparence si différent du monde, n’échappait pas aux préjugés du monde.
Les deux enfants, derrière une caravane, fumèrent ensemble leur trésor dérobé. Ahmed était bavard, Abdallah écoutait. C’était le début de leur belle amitié.
L’un et l’autre travaillaient sans relâche. Ils n’étaient pas payés, mais logés et nourris, ce qui était quelque chose, comme le leur répétait le patron de Pinder à longueur de journée.
— Et si vous bossez bien, à la fin de la tournée, vous pourrez même garder votre costume de spectacle, avec les épaulettes et leurs jolies dorures !
Ahmed et Abdallah ne ménageaient pas leur peine. Ils nettoyaient la piste, déblayaient les gradins, nourrissaient les lamas, les zèbres, les éléphants… et très souvent aussi se farcissaient la plonge. Entre-temps, ils s’entraînaient, perfectionnaient ensemble leur jonglage, répétaient les acrobaties annoncées tous les soirs par Monsieur Loyal comme le célèbre numéro des sauteurs maghrébins. Sous les applaudissements du public, leurs corps d’enfants trop musclés pour leur âge multipliaient les équilibres au sol, les saltos, les pirouettes et les sauts périlleux, les élévations, les dévissés, les colonnes…
Ils étaient tous les deux de très bons acrobates. Abdallah avait une façon de s’élever dans les airs très vive. Ahmed était aussi un excellent sauteur, dans un style différent et plus lentement chorégraphié. À la fin du numéro, sur un roulement de caisse claire dramatisant son ascension, comme une montée à l’échafaud, Abdallah se plaçait en haut de la pyramide, bras et jambes écartés, avant d’en être catapulté sur un coup de cymbale. Le spectacle ensuite se poursuivait, suivant les soirs, avec Weyland ou la belle Diane, deux trapézistes.
Diane avait beaucoup d’affection pour Abdul, qu’elle appelait son habibi — il lui avait appris ce mot arabe qui veut dire « mon chéri ». De dix ans leur aînée, elle était de ceux, avec Weyland, qui le soir tombé quittaient leur caravane pour venir sous la tente des sauteurs maghrébins, logés à part dans le campement du cirque. Ils écoutaient sans comprendre, souvent, les histoires en arabe, les blagues qui se racontaient et ils riaient d’entendre les autres rire. Ils s’efforçaient aussi d’apprendre de petits mots. Habibi, salam, labass, bslama, choukran… On ne se comprenait pas dans les moindres détails mais on s’appréciait fort sous la tente des sauteurs, qui sentait bon le kif, la bonne humeur et le thé à la menthe.
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