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Citation de Partemps


Claude Debussy

Claude Debussy, Peinture de Marcel Baschet. Cliché Buloz.

26 mars 1918.

Debussy1 eut un rare bonheur : il vint au moment que son génie pouvait le mieux se développer et donner tous ses fruits, parce que le monde musical, à cette heure-là, était précisément dans l’attente de ce qu’il lui apporta. D’autres, certes, avaient ouvert les voies et il est fort injuste de négliger, comme on le fait trop souvent par un besoin de simplification extrême, le rôle de Fauré dans ce renouvellement de la technique sonore au début du xxe siècle. Mais si les harmonies personnelles du maître des Onzième et Treizième Nocturnes portent témoignage (hélas encore trop secret) d’une puissance créatrice nourrie de la tradition grégorienne, et renouvelée jusqu’au seuil de la mort, Fauré ne passe point pour révolutionnaire autant que Debussy. Il y aurait beaucoup à dire sur les motifs de ce jugement. Mais les raisons qui l’ont dicté tiennent à l’éclat d’ouvrages comme le Prélude à l’Après-midi d’un Faune, le Quatuor, les Nocturnes, La Mer, Pelléas et Mélisande, les Chansons de Bilitis, à leur opportunité.

Les faits se produisent, puis on les classe, on les éti­quette après coup et des théories naissent dont sortent d’autres faits, dont naissent, à leur tour, d’autres œuvres. Il y a dans une lettre de Debussy, reproduite par M. Maurice Boucher dans son ouvrage, un mot curieux dit à ce propos par les deux auteurs, les colla­borateurs, du Faune : « J’habitais, à l’époque du Pré­lude, écrit Debussy, un petit appartement meublé rue de Londres. Le papier qui revêtait les murs, représentait, par une singulière fantaisie, le portrait de M. Carnot entouré de petits oiseaux ! On ne peut se figurer ce que la contemplation d’une pareille chose peut ame­ner. Le besoin de ne jamais être chez soi, entre autres. Mallarmé vint chez moi, l’air fatidique et orné d’un plaid écossais. Après avoir écouté, il resta silencieux pendant un long moment et me dit : « Je ne m’attendais pas à quelque chose de pareil ! Cette musique prolonge l’émotion de mon poème et en situe le décor plus passionnément que la couleur ». Et voici les vers qu’inscrivit Mallarmé sur un exemplaire de L’Après- midi d'un Faune qu’il m’envoya après la première exécution :

Sylvain d'haleine première
Si ta flûte a réussi
Ouïs toute la lumière
Qu’y soufflera Debussy.

« C’est, pour qui veut bien, un document de premier ordre. En tous cas, c’est ce que j’ai de mieux comme souvenir de cette époque où l’on ne m’agaçait pas encore avec le debussysme ! »

Certes, c’est un document de premier ordre. On y trouve sur l'impressionnisme musical — situant le décor et prolongeant l’émotion du poème — un mot profond de Mallarmé. Mais aussi cet aveu de l’agacement que connaissent tous les vrais créateurs, tous les chefs de file que l’on rend responsables — quand on ne les leur impute point à eux-mêmes — des erreurs et des exagérations de leurs épigones.

Debussysme et impressionnisme : deux termes qui vont devenir, pour un temps, à peu près synonymes dans la langue des musiciens. On les emploiera aussi bien pour désigner la réaction antiwagnérienne ou certaine subtilité, certain maniérisme que les néoclassiques reprocheront aux « jeunes », aux « décadents ». Il y a bien des rapports entre l’impressionnisme des peintres et l’impressionnisme musical. Les peintres, plus soucieux environ 1880 des rapports des objets et des couleurs que de l’exacte représentation des formes, ont cherché à rendre directement l'impression reçue par l’artiste devant la nature, et se sont libérés des contraintes traditionnelles. Pareillement, chez Debussy, la musique va refléter librement et comme involontairement la sensation. Le « décor du poème » de Mallarmé est posé par deux thèmes, nullement développés selon les formules classiques, mais repris, divisés, fragmentés, sans nul souci de carrure et de symétrie. Ils sont au contraire — comme le dit très justement M. Léon Vallas — « dérythmés », tandis que l’harmonie, pareillement libérée, se plaît à des irisations de sonorités, à des jeux comparables à ces irisations et à ces jeux de lumière qui séduisent les Pissaro et les Monet. Esthétique semblable et technique analogue, de telle sorte que la comparaison de la musique avec la peinture ne s’est jamais aussi nettement imposée et que les mots de « divisionnisme » et de « pointillisme » vont se retrouver sous la plume des critiques musicaux comme dans les articles des critiques d art.

Il y a là-dessus un mot profond de M. André Sua- rès : « Pour juger Debussy et pour l'entendre, il faut toujours prendre sa musique en fonction de l’harmonie. Que de vaines disputes on se fût épargnées si les musiciens laissaient les sourds discuter entre eux et refusaient de leur répondre ; par malheur, la plupart des musiciens sont sourds plus qu’à demi : le mal le plus répandu est assurément la surdité, et personne ne se croit infirme parce que tout le monde chante dans les cours. En Debussy, un sens admirable de la nature nourrit le sens harmonique. »

Maintenant que les années ont passé, on est souvent tenté de considérer tout cela sans souci des dates ni du milieu, de regarder le « debussysme » comme un fait isolé. C’est la loi générale : à mesure que disparaissent les contemporains d’une époque (et pour ces contemporains eux-mêmes, à mesure qu’ils vieillissent), les faits particuliers émergent du lointain comme des sommets sur un fond de grisaille imprécis. L’histoire a enregistré l’écho des querelles artistiques. Mais il faut un effort de mémoire, si ce n’est une recherche dans les manuels, pour replacer la bataille des piccinistes et des gluckistes en 1778-1779, au moment que paraissent les traductions françaises de Werther et d’Ossian, trois ans après la première du Barbier de Séville de Beaumarchais, et Tannée même qui voit mourir Voltaire. Et tout de même échappent maintenant à la plupart de ceux qui parlent de Debussy et de ses ouvrages les circonstances parmi lesquelles ils vinrent. Il importe de replacer la dispute de Pelléas à son plan, sous le septennat d’Émile Loubet et dans le décor des années 1900 : l’Exposition et ce qu elle vient de laisser, les manifestations de l’alliance russe forment un fond de tableau sur lequel se détachent des événements artistiques et littéraires tels que, en peinture, le triomphe, puis bientôt le déclin de l’impressionnisme et, dans les lettres, l’apogée du symbolisme pareillement menacé. Aujourd’hui, il est de bon ton de souligner le ridicule des « modes 1900 » et nul ne conteste ce ridicule dont les « entrées de Métro » demeurent un pénible témoignage. Pourtant il y a dans toutes les modes de toutes les époques même « basses », des choses qui redeviennent charmantes aux yeux des « amateurs », après avoir semblé grotesques. La musique est soumise aux mêmes fluctuations en apparence capricieuses, mais au fond salutaires. Celle de Debussy n’a pas échappé à la règle selon laquelle les ouvrages d’un maître déter­minent au bout d’un certain temps une réaction contre la technique de ce maître et subissent de ce fait quel­que défaveur parmi les « gens de métier » — heureuse réaction sans laquelle l’art ne serait qu’une perpétuelle imitation de procédés de moins en moins origi­naux et sans laquelle Debussy lui-même aurait « fait du Wagner », ce qui eût été moins bien que de« faire du « Debussy ».
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