Le dualisme cartésien permet de mettre en évidence une double incohérence : celle du spiritualisme (voulant rendre compte du mouvement corporel par la pensée pure) et celle du matérialisme (voulant rendre compte de la pensée pure par des mouvements corporels). La richesse du cartésianisme consiste à nourrir ces deux inspirations philosophiques, puisque aussi bien le sensualisme de Condillac et le matérialisme d'Helvetius, que l'idéalisme de Berkeley et le criticisme de Kant, pourraient à bon droit se réclamer d'une source cartésienne.
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L'une des expressions les plus désolantes des perversions méthodologiques entraînées par le dualisme est le matérialisme du xviii siècle : aussi bien la statue que Condillac se fait fort d'animer par accumulation de sensations pures (odeur de rose, etc.) que l'homme mécanique désigné par Destutt de Tracy comme homme-machine, illustrent les méfaits du dogmatisme matérialiste, issu du dualisme tranché de l'époque cartésienne. Mais on ne résout pas un problème en le supprimant : à occulter dès le départ l'activité de la conscience, les matérialistes s'interdisent de jamais la retrouver et se condamnent à la mettre entre parenthèses, ou, ce qui est pire, à s'appuyer sur elle pour en démontrer l'inexistence : car ils écrivent des livres !
Inversement, l'idéalisme d'un Leibniz qui considère la matière comme une illusion bien fondée et réduit l'univers entier à la somme des substances spirituelles constituant chaque monade, cet idéalisme ne parvient à rendre compte ni de la réa lité du monde matériel, ni de l'action réciproque et imprévisible des monades les unes sur les autres. Il est contraint d'avoir recours au concept dogmatique d'harmonie préétablie, s'appuyant ainsi sur Dieu pour accorder les pendules. L'idéalisme de Berkeley n'est pas moins fantaisiste qui fait, de nos perceptions des corps, des idées mises en nous par Dieu, c'est-à-dire des perceptions effectuées en nous par Dieu : esse est percipi, être, c'est être perçu.
Les logiques fantaisistes d'un Berkeley ou d'un Condillac sont la caricature des implications dualistes du cartésianisme. La philosophie de Descartes est plus sérieuse, et elle s' efforce à plus de rigueur. Il reste que, hypothéquée par l'héritage scolastique, elle ne parvient pas à se libérer de la vieille idée magique d'âme, et se voit ainsi conduite à poser en termes dualistes et tranchés un problème qui réclamait plutôt une attention particulière à l'unité concrète de l'individu humain. (pp. 21-24)