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Citation de mimo26


21 mars 1943, Heldenfest, fête des héros. Dans le hall d’exposition de l’arsenal de Berlin sur Unter den Linden, le colonel Rudolph-Christoph von Gersdorff attend avec impatience l’arrivée d’Adolf Hitler. Il transpire, il a les mains moites, il sort d’une glaciale nuit blanche. Après un discours enflammé sur fond d’effets de lumière et de musique wagnérienne, le Führer va passer une demi-heure à visiter une exposition de matériel militaire capturé à l’Armée rouge. C’est Gersdorff, officier de renseignements sur le front est qui doit servir de cicerone. S’il tremble, ce n’est pas parce qu’il va rencontrer le maître absolu du Reich, c’est parce qu’à cet instant, il est l’homme du destin. Dans sa manche gauche, il cache une bombe et un détonateur chimique. Dès qu’Hitler arrivera, il suffira de l’amorcer. Quinze petites minutes. Et tout sera accompli. Pour libérer l’Allemagne et le monde de l’engeance hitlérienne, Gersdorff a accepté le sacrifice suprême. Il est prêt à se faire sauter avec le dictateur. Un kamikaze du bien en quelque sorte ! Mais la chance du diable veille. Le Führer visite l’exposition au pas de course – en moins de dix minutes. Gersdorff n’a que le temps de se précipiter dans les toilettes pour désarmorcer sa machine infernale. L’attentat-suicide a échoué.

À elle seule, cette incroyable aventure mériterait un livre ou un film. Mais les évènements dont le colonel von Gersdorff a été le témoin, puis très vite l’acteur, ne se limitent pas à cet épisode fameux. Ils sont d’une richesse assez inouïe : fin de l’empire allemand, naissance de la république de Weimar, création de la Reichswehr, réserves du corps des officiers à l’égard d’Adolf Hitler, campagne de Pologne, premiers massacres commis par la SS sur les arrières de la Wehrmacht, campagne de France, préparation de la campagne de Russie à l’état-major général, réactions de l’armée à « l’ordonnance des commissaires », opération Barbarossa, erreurs stratégiques d’Hitler chef de guerre, découverte de la réalité du génocide et de la « Shoah par balle », mise au jour accidentelle du charnier de Katyn, apparition d’une résistance militaire au sein de l’état-major du groupe d’armées centre en Russie, tentatives d’assassinat de mars 1943, rencontres avec les figures héroïques de Tresckow ou de Stauffenberg, enfin débâcle, captivité, et même citation comme témoin au procès de Nuremberg.

Pourtant les Mémoires de Gersdorff publiés en Allemagne en 1976, sous le titre Soldat im Untergang sont restés, à ce jour, inédits en France. Cette lacune en dit long sur le paysage intellectuel français. Pour la vulgate commune, le résistant est nécessairement un homme de gauche. Lorsqu’en 2009, nous avons publié la biographie de Claus von Stauffenberg, l’auteur de l’attentat du 20 juillet 1944, nous avons déjà noté cette curieuse amnésie éditoriale : une seule biographie publiée à la fin des années 1960. Sinon rien. Dans les rayons des librairies, la seule résistance à avoir failli mettre bas Hitler et son régime1 est la plus mal servie. Militaire, conservatrice chrétienne, majoritairement aristocratique, souvent monarchiste, cette résistance ne vient pas des bords d’où soufflent les vents dominants. Par toutes les fibres de sa personnalité, Rudolph-Christoph von Gersdorff appartenait à ce petit groupe d’hommes qui au nom de ses valeurs s’est dressé contre l’hydre hitlérienne. Sans surprise, son livre est resté au purgatoire des maîtres-ouvrages en attente de traduction.

Au-delà de l’hommage que l’on doit à un officier antinazi qui a joué sa tête pour ses convictions, rendre cette expérience accessible au public français répond à un véritable objectif scientifique. Les témoignages de première main des acteurs de la résistance allemande sont par définition très rares. La plupart ont payé de leur vie leur engagement antinazi. En dehors de journaux ou de lettres collectés après coup2, ils se comptent sur les doigts d’une main : Officiers contre Hitler de Fabian von Schlabrendorff publié à Zürich en 1946, Jusqu’à la lie de Hans Bernd Gisevius publié aussi à Zürich en 1946-1947, Nous voulions tuer Hitler, de Philipp von Boeselager publié à Paris en 2008 et un ou deux autres de moindre valeur. C’est dire toute l’importance du livre de Rudolph-Christoph von Gersdorff.

Les thèmes abordés sont très nombreux. Le lecteur fera son miel de ce qui l’intéresse le plus. Quelques points méritent malgré tout d’être soulignés pour ne pas manquer la richesse de ce témoignage et pour éviter les contre-sens.

Gersdorff peut en effet choquer un esprit du XXIe siècle. Il est imprégné d’esprit de caste. Il impute les vertus exceptionnelles de son cher 7e régiment de cavalerie à la composition quasi exclusivement aristocratique du corps des officiers. On pourrait presque croire qu’est sortie de sa plume la phrase apocryphe de Metternich selon laquelle « l’homme ne commence qu’au baron ». Mais les choses doivent être replacées dans leur contexte. Gersdorff est né en 1905. La Prusse n’existe comme royaume que depuis tout juste deux siècles, depuis 1701. Pour édifier un État moderne, ses souverains successifs se sont appuyés sur une noblesse de soldats et d’administrateurs totalement dévoués à la couronne. Frédéric II ne disait-il pas que l’un des premiers devoirs du roi est de « protéger la noblesse, le plus bel ornement de sa couronne et l’éclat de son armée » ? La Prusse n’a pas connu la cour de Versailles, les grands seigneurs englués dans les rigueurs de l’étiquette, les soupers fins de la Régence et du Parc-aux-Cerfs. Si est vraie la parole assassine de Chateaubriand selon laquelle « l’aristocratie a trois âges successifs : l’âge des supériorités, l’âge des privilèges, l’âge des vanités ; sortie du premier, elle dégénère dans le second et s’éteint dans le dernier », le royaume sur la Spree en est encore largement à l’âge des supériorités. Les officiers tombés sur les champs de bataille de la campagne de 1870-1871 où s’est forgé l’Empire allemand sont là pour en témoigner. Leur obituaire se lit comme un extrait de l’almanach de Gotha. L’impôt du sang n’est pas un vain mot. Aux yeux de Gersdorff, il légitime le rôle éminent de l’aristocratie.

Il s’accompagne surtout du « noblesse oblige » qui n’est pas pour lui une figure de style ou une justification ad usum delphini. C’est une ardente obligation de servir mieux que les autres, plus que les autres, à la place où la Providence vous a placé. En Silésie, en Prusse orientale, l’incantation prend une dimension particulière. C’est le pays de la Réforme et de l’impératif catégorique kantien, le pays où l’on lit la Bible en famille à l’ombre tutélaire du presbytère protestant. Tout le livre de Gersdorff en est traversé de part en part. On ne comprend rien aux termes qu’il emploie souvent, « impératif moral », « responsabilité politique », « sens sacré du devoir », si l’on n’a pas en tête la « Parabole des talents », paradigme essentiel de l’éthique protestante. Tout ce que fait, tout ce que doit faire cet homme, résulte des talents et des exemples qu’il a reçus à satiété. La Prusse tout entière était habitée de ces principes de devoir, de mesure, d’économie, pour tout dire de dignité dont l’écrivain Theodor Fontane fut le chantre incontesté. C’est si vrai que, lorsque fut proclamé l’Empire allemand en 1871, Guillaume Ier ne put retenir ses larmes. Il murmura : « c’est la fin du royaume de Prusse. » Il pressentait que l’Empire allait ouvrir la voie à l’ambition et à la démesure qui signifiaient l’arrêt de mort du vieux pays des Marches et de ses valeurs d’aurea mediocritas.

De tels propos peuvent prêter à sourire. Pourtant ils ont charpenté un type d’homme qui ne subsiste plus aujourd’hui qu’à l’état de vestige et qu’il faut comprendre pour éviter les anachronismes. Pour bien saisir le paysage intellectuel et moral de Gersdorff, on ne saurait trop recommander la lecture du petit ouvrage de la comtesse Marion Dönhoff, Ces Noms que plus personne ne prononce3. Après-guerre, cette femme née au château de Friedrichstein en Prusse orientale, a créé le grand quotidien Die Zeit qui a joué un rôle majeur dans l’enracinement des valeurs démocratiques en RFA. Dans son livre, publié pour la première fois en Allemagne en 1962, avec une tendresse et un respect qui ne s’interdit pas l’ironie, elle brosse un tableau criant de vérité de la vie et des valeurs de l’aristocratie prussienne. Après l’avoir lu, on comprend mieux Gersdorff, notamment le rôle capital de l’équitation comme valeur morale.

Le lecteur de Tuer Hitler sera sans doute surpris par les innombrables mentions des montures et des courses qui ont marqué la vie du colonel von Gersdorff. Aux heures les plus graves, après l’accession d’Hitler au pouvoir, ou pendant la guerre alors qu’on complote et que le front se fissure sous les coups sanglants de l’Armée rouge, les hippodromes occupent encore une part importante de l’ouvrage. Certains pourraient y voir légèreté et coupable insouciance. Ce serait faire abstraction de l’esprit du temps. Au début du XXe siècle, le cheval n’est pas un loisir comme un autre. C’est certes le sport chic par excellence, porté au pinacle par une certaine anglomanie ambiante à laquelle succombe le père de Gersdorff. Mais le cheval, c’est bien plus que le cheval. L’époque n’aurait jamais admis le slogan publicitaire utilisé il y a quelques années par le PMU, « on monte comme on aime ». En Prusse, on monte comme on doit. Le cheval est une école de la vie, une école de la guerre, un art et une exigence, l’héritage indivis des vertus de la chevalerie. Dès les premières lignes de ses Mémoires, Gersdorff explique que, chez ses parents, on ne faisait guère attention aux chutes car elles étaient dans l’ordre des choses. Elles permettaient de s’améliorer. Elles préparaient aux épreuves de l’existence. Elles étaient une métaphore du destin pour les hommes droits qui, après chaque chute, devaient se relever. Le cheval, c’était une certaine manière d’être au monde, dans
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