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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Vue de loin, l’Île ressemble à une gigantesque montagne de pierre. Elle s’élève, énorme, au milieu d’une plaine ratissée par le vent. Son ombre assombrit tout le pays. La terre située dans cette zone est incultivable, car plongée trop souvent et trop longtemps dans l’obscurité glaciale de l’Île. La végétation y meurt, les paysans ne se donnent même plus la peine d’y faire pousser quoi que ce soit.
Les voyageurs viennent de loin pour la contempler. Certains en ont aperçu les hauteurs de l’autre bout du monde et ont entendu les légendes qui circulent à son propos : on dit que cette montagne phénoménale a surgi de la terre en une seule journée, que les pierres y grandissent d’elles-mêmes, que ses habitants dansent sur des ruines, accompagnés du tambourinement de leurs dieux souterrains, on dit que c’est en punition que Dieu l’a fait sourdre de la terre, on dit, on dit...

En écoutant ces fables, murmurées par des gens qui n’ont jamais vu «l’Île», certains éprouvent une grande fascination. Ils ne peuvent s’empêcher de penser à elle. «Un jour» ils iront, ils monteront tout en haut; c’est leur désir, un rêve qu’autour d’eux on nomme obsession. Et, en effet, un jour ils quittent leur famille, leurs enfants, ils vendent leurs biens pour payer le voyage et partent, le nez en l’air; ils ne suivent pas une étoile mais un sommet caché derrière une mer de nuages. Ils empruntent des voitures, des trains, des paquebots, marchent à travers des champs et des plages; ils y vont. Ils courent des pays et des continents, hypnotisés par cette masse lointaine, «la montagne des fous».
Enfin ils arrivent, épuisés, éreintés, amaigris, et se plantent là, devant elle, subjugués et silencieux. Mais alors, il se passe une chose imprévue. Ils ont la gorge sèche, leurs jambes tremblent malgré eux – je les vois trembler! –, ils bégaient, voient trouble, ils éprouvent une répulsion atroce, innommable. Ils ont du mal à respirer, on les évente comme on peut car ils ont chaud et suffoquent – vont-ils vomir?
C’est sa masse gigantesque qui les écrase. «Ce n’est pas une montagne, mais dix, vingt, cent montagnes!» s’exclament-ils. Ils se sentent punaise, comme si le monde entier, avec ses océans et les bêtes qui se terrent dans les fonds marins allaient leur tomber sur le coin de la tête. «Comment peut-on vivre si près d’elle ? C’est inhumain!» Et malgré tout ce qu’ils se sont toujours dit, la certitude est là: l’Île n’est pas faite pour eux.
Alors, ils restent quelque temps à errer autour d’elle, à la fixer. Dans ce qu’ils prenaient, de loin, pour un amas de roches, ils voient à présent des constructions. Ils plissent les yeux, se concentrent, essaient de saisir les détails de ce qu’ils ne peuvent plus nommer «montagne».
«Là, regardez!» sur une mosquée gigantesque se tient – par quel miracle ? – une chapelle qui sert de pilier à une arche ! Sur un dôme s’élèvent des dizaines de tours ; des ponts en traversent d’autres qui se dressent d’on ne sait où. Le voyageur essaie de comprendre, mais son regard n’est pas habitué à tant de confusion et ne s’habitue pas. C’est pourquoi il repart.
Voilà l’Île. Pas une montagne mais une ville, et cette ville se construit vers le Ciel.

J’ai grandi dans les rues droites et propres de Salve, la ville qui s’étend aux pieds de l’Île et de laquelle je l’observais, dressée au milieu de nous comme un totem.
Petite, je ne suis pas la seule qu’elle fascine. Aux récréations, nous nous retrouvons dans un coin de la cour et formons un cercle où chacun révèle aux autres les légendes qu’il a entendues à propos de l’Île, cru entendre ou tout simplement inventées. Là, tout ce que nos parents, nos maîtresses et nos nourrices se chuchotent, nous le répétons, le déformons, le recrachons avec fougue. Nous nous figurons, tout là-haut, des terrasses d’émeraude, des palmiers mauves courbés au-dessus de jardins suspendus, des minarets d’or qui percent les nuages.
Les adultes, eux, refusent de nous en parler.
Dans n’importe quelle pièce, on me trouve immanquablement à côté de la fenêtre. J’insiste tant auprès de mes parents pour échanger nos chambres – la leur donne sur l’Île – qu’une fois n’est pas coutume, ils cèdent à mes supplications. Alors, je reste des heures à fixer cette montagne incroyable, à me tordre le cou pour essayer d’apercevoir son sommet, inextricablement dissimulé au-dessus des nuages. Je regarde et dessine avec envie le chemin qui tourne autour d’elle et qui conduit là-haut, tout là-haut.
J’oblige ma petite sœur, silencieuse enfant au teint pâle, à jouer avec moi, à imaginer ce qui se cache au sommet. Trop heureuse de pouvoir passer du temps avec moi, elle prétend s’intéresser à ce qui m’obsède.
Je l’aime particulièrement au couchant: l’Île prend un ton bleuté, les oiseaux vont hululer dans ses ruines et je les envie.
Mon premier contact avec elle est un homme que nous croisons sur le chemin de l’école, une amie et moi, et qui nous frappe par sa singularité. Ses habits, beaucoup trop grands, sont déchirés et sales, deux grands trous percent son pantalon au niveau des genoux. Il parle seul et sa démarche est étrange : dépassé par la foule des travailleurs qui s’exaspèrent de sa lenteur, il fixe ses pieds et se déplace en ligne droite, comme un funambule sur un fil invisible, parfaitement indifférent et comme aveugle aux autres.
Le soir, sur le chemin du retour, nous le retrouvons deux avenues plus loin : il regarde l’Île sans bouger et marmonne quelque chose. Nous nous cachons aux coins des rues et l’observons en riant. Il nous lance un regard. « Attention ! » je cache Diane derrière un arbre ridiculement mince, mais l’homme reprend sa marche lente et méthodique, sans sembler nous avoir remarquées. Un jour, prenant mon courage à deux mains, je persuade mon amie d’aller le voir ; peut-être récolterons-nous des informations sur elle. Mais à chacune de nos questions, il fixe nos lèvres d’un air ahuri et mutique. Les gens qui vivent là-haut sont-ils vraiment comme lui ?
La seule chose qui l’interpelle, ce sont nos mains, qu’il regarde avec émerveillement. «Comme elles sont petites», il pose sa grosse patte contre la mienne, paume contre paume, «et blanches, et toutes douces». La sienne est barrée en tous sens de rides, boursouflée de cloques jaunes ; la mienne a l’air d’une colombe prise au piège d’une bête monstrueuse, car, détail immonde, il lui manque un pouce. Il nous agite cette infirmité sous le nez en riant, nous poussons des hurlements, mais insistons tout de suite après pour revoir la main difforme. Chacune passe son doigt sur le moignon
– Comment tu t’es fait ça?
Il fixe ma bouche, puis hausse les épaules.
– À cause du froid.
Son visage ressemble à sa main, écorché, rouge, zébré de rides. Son regard est différent, doux, attentif, mais quand il la regarde, la tête levée, la nuque pliée, il nous oublie complètement.
Un jour, nous ne le trouvons plus.

Les rues de Salve ont été bâties pour répondre aux besoins hygiénistes d’une époque révolue: on croyait que les miasmes, tenus pour responsables des maladies pulmonaires, seraient éradiqués en faisant circuler l’air dans la ville. La Science a depuis longtemps rendu désuètes ces théories, mais nous continuons à vivre dans des rues trop grandes, longues et identiques, toutes séparées en deux par de longs terre-pleins. Chacune donne sur un rond-point d’où partent cinq autres artères en tout point semblables. Tant d’espace a fini par m’étouffer.

À quatre heures, les nounous viennent promener leur poussette dans des parcs ceinturés de bouleaux plantés à équidistance. Les fenêtres des immeubles sont bariolées d’auvents rayés jaunes, rose ou bleus, qui évoquent une cité balnéaire. Et en bordure de cette ville proprette, un pic, une montagne titanesque, qui absorbe haine et silence.
Salve vit depuis des siècles dans l’ombre de l’Île. Peu importe où nous portons nos regards, elle est toujours là. Elle fait partie de notre horizon, impossible de ne pas la voir, et c’est pourtant à cela que s’évertuent les adultes. Ils font ce qu’ils peuvent pour oublier cette montagne qui nous cache le soleil toute une partie de la journée – en hiver, nous ne le voyons que deux heures par jour. À cause d’elle, nous grandissons pâles et chétifs, et à mesure que l’Île grandit, ils l’entourent d’un silence plus rancunier. On en parle qu’en chuchotant, dans les coins.
Bien sûr, l’idée de la raser a germé, des coalitions se sont formées, des conseils de guerre, des référendums, mais l’Île est toujours là. C’est que les gens d’ici savent très bien que sans elle, Salve ne serait qu’une ville comme les autres, et quelle ville veut être comme les autres? Alors ils laissent faire, impuissants mais patients, car ils le savent, ils le croient, c’est leur unique prière : un jour, il faudra bien que l’Île s’écroule.
Pourtant, elle continue d’absorber une partie de notre population, et ce, malgré les campagnes de prévention qui commencent dès l’enfance. «Partir pour l’Île, c’est ne jamais revenir !» ; «Je pars pour l’Île, adieu à ma famille!» Voilà les affiches qu’on trouve un peu partout collées aux murs. Bizarrement, elles ne font pas naître l’effroi mais aiguisent notre curiosité d’enfant. À trop nous répéter de ne pas y aller, nous n’avons que ce désir. À la sortie de l’école, nous nous précipitons vers elle, précédés de chiens errants qui vont renifler de son côté, et nous regardons avec envie le chemin qui serpente tout autour et monte, monte, monte au-dessus des nuages.
Très tôt, je la considère comme l’accomplissement de mes rêves ; ce que j’ai détesté du monde des adultes, leur vie triste et ennuyeuse, a trouvé son échappatoire dans son imbroglio de coupoles et de tours. Alors que Salve a bâti ses rues droites et symétriques, auxquelles elle a donné des noms pompeux – Place du Succès, Avenue de l’Exciting – l’Île semble n’être que chaos.
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