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Citation de Charybde2


C’était comme si les bâtiments s’écroulaient sur les gens. Un, deux cubes colossaux, carrés gigantesques, tous morts. Des architectes sous speed ont voulu jouer à Tetris mais ont perdu le contrôle. Ici et là, monstrueux, des blocs de béton lavé et d’acier ; dans les années 60 et 70 du siècle dernier, ils étaient blancs et brillants – depuis, la lumière s’écaille par grosses plaques.
Partout des fissures.
Entre elles, du verre réfléchissant impitoyable. Les rares vitres ouvertes ont peut-être été défoncées ou brisées, en tout cas elles ont disparu – va savoir comment se sont formés ces trous noirs dans les façades. Les rues sont des abîmes ; bien qu’on ait planté un arbre solitaire ou créé un espace vert courageux ici ou là, c’est un lieu qui ne convient à aucun être vivant, quel qu’il soit.
À mes pieds, sur un amas d’enduit tombé des murs, j’aperçois un briquet bleu ciel – cela me semble à la fois triste et réconfortant -, je le ramasse. Le vent chaud fait tourbillonner un sac en plastique, suivi par un deuxième. Peut-être que les sacs en plastique seront un jour les meilleurs mouettes.
Il arrive que je me raccroche ainsi à des objets de passage, cela retarde un peu l’essentiel, mais cela ne me protège pas, il faut bien que je me consacre à l’affaire qui m’amène ici ; je mets le briquet dans ma poche de pantalon, chasse de mes pensées les sacs en plastique virevoltants et m’approche de l’homme quasiment mort dans la voiture à demi calcinée.
J’ai reçu cette sorte d’appel matinal qui vous met en piste sans tarder. Est-ce que je pourrais me rendre sur les lieux ? Une voiture en flammes. Encore une. On m’a dit qu’il serait temps de résoudre ce problème de véhicules incendiés.
Les bagnoles en feu ne m’intéressent pas plus que ça. Tu sais très bien pourquoi tes voitures brûlent, Hambourg.
Sauf que cette fois, ce n’est pas seulement un véhicule qui a cramé, mais aussi un être humain. Faire brûler des gens dans des voitures, ça, ce n’est pas possible, putain.
J’avais renoncé à mon café, vite enfilé mes bottes et pris un taxi. Quand je suis parvenue au nord de la ville, un pompier balisait un large périmètre. Il m’a dit que la Fiat noire n’avait pas brûlé longtemps, qu’ils étaient rapidement arrivés sur les lieux. Ils étaient déjà en intervention dans le coin : depuis l’été dernier, il y a partout des véhicules qui brûlent le matin, ils manquent pas d’air, la vache, nos belles bagnoles.
« Oui, oui. » Parler voitures me prend la tête.
« …et aujourd’hui, elles ont cramé ici, à City-Nord. »
Toujours un peu en vrac à cause de mon extrême fatigue, je me suis dit : de toute façon, ça brûle dans tous les coins. Tout le monde râle à cause des brasiers et du bruit des hélicoptères qui cherchent les foyers d’incendie dès le crépuscule ; mais pourquoi s’exciter sur ces sujets ? Ils devraient plutôt s’interroger sur ce qui amène les gens à mettre le feu. La fureur, la colère, la bêtise. Or on se bouche les oreilles comme si on pouvait du même coup se boucher le cerveau.
Le feu n’a abîmé que l’avant de la Fiat – vue de derrière, elle a l’air presque neuve. Mais il y a encore de la fumée dans l’habitacle, les gaz toxiques se sont répandus à travers tous les interstices.
Les secours ont découpé la portière conducteur.
Je demande : « La voiture était fermée à clé ? » L’urgentiste est agenouillé sur le bitume et pose une perfusion à l’homme inconscient. Son collègue lui insuffle de l’oxygène.
« Toutes les portes étaient verrouillées. Ça m’étonne un peu qu’il n’ait pas appelé à l’aide, tout le monde a un portable aujourd’hui. Ou qu’il n’ait pas ouvert la portière – c’est toujours possible, normalement.
– Peut-être qu’il dormait.
– Peut-être qu’il était bourré. » On dirait un reproche.
« Mais il va s’en sortir, non ? »
Haussement d’épaules.
« J’en sais rien. Tout dépend combien de temps il est resté là-dedans. Et quel mélange il a respiré. Les pompiers disent qu’ils sont arrivés dix minutes après l’alerte mais, bien sûr, le véhicule brûlait déjà depuis un moment – comment le savoir avec précision ?
– Quelles sont ses chances de survie ?
– Pas terribles au bout de douze minutes dans la fumée. »
L’homme allongé sur la civière fait plus vieux que son âge. Traits élégants, barbe de trois jours, peau douce et lisse, cils et sourcils foncés très fournis. Même pas trente ans. Boucles noires mi-longues ou presque.
Il porte un costume sombre, pas spécialement coûteux on dirait. Ils ont déchiré sa chemise aux tons clairs pour pouvoir le réanimer rapidement. Jusqu’ici, cela n’a pas été nécessaire, son cœur bat encore.
Tout autour, partout : l’aube.
« Ce type est solide, lance l’urgentiste en se relevant. Plutôt costaud. »
Je le trouve surtout gracile, mais je ne le dis pas, j’ose à peine le penser, de crainte que même ça ne l’affaiblisse.
Le voilà manifestement bien pris en charge, la perfusion et le masque à oxygène sont en place. Deux infirmiers soulèvent la civière avec précaution et la glissent dans l’ambulance.
« Vous l’emmenez où ?
– À l’hôpital de Barmbek.
– Merci. »
Le médecin me regarde, un peu perplexe : « De rien. »
Ils démarrent.
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