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Citation de angery


 Si tu savais avec quel soin j’ai évité le monde », me dit-il, accompagné du frottement régulier de ses tennis en cuir beige. Raison de plus pour ne rien changer à son quotidien, vingt ans avec une femme en tête, c’est excessif. Elle ne le verrait plus se moquer des lois et du gouvernement démocratique, la liberté ou la sécurité, il faut choisir…
Acheter une voiture l’année prochaine, jouer les qualifications de Roland-Garros, il y songe trop, mère, père, ils ne sont plus là pour le conseiller… Importance politique du pouvoir judiciaire. Dire aux deux femmes qui priaient là, autrefois, dans le même appartement sans teint, agenouillées, disparues au fond des corbeilles de sa mémoire, que rien ne sert à rien dans le domaine du tennis de haut niveau. Il faudrait jouer franc-jeu, se retirer de toutes ces peurs crépusculaires, et puis tout s’éclairerait. Elles se révéleraient pour ce qu’elles étaient, insignifiantes, petites, mais bien à nous ; tout ce que nous trouvâmes depuis si longtemps dans la très grande ambition. Je devais me concentrer sur mes lobs, mon sens du repli tactique, affiner ce coup droit trop souvent boisé, suivre ses instructions à la lettre, et ça finirait par rentrer dans les limites du court.
« Planète cocasse, mais répétitive » pensa-t-il. Positivement, il dodelina du chef, pour exprimer sans doute son assentiment à l’endroit de ce reportage consacré à Jimmy Connors, qu’il admirait pour sa hargne de tous les instants. Quand il jouait, il n’était pas question d’être humble, de faire des sourires en disant tout le bien que l’on pensait des ramasseurs de balles, non, il se contentait de massacrer ses adversaires à la bonne distance, de les boxer comme un Marvin Hagler sous hormones. Et il voulait que je suive cet exemple, car en France, il n’y avait selon lui pas d’équivalents à ce modèle-là. On ne savait plus quoi faire des techniciens subtils, des gentils bourgeois satisfaits d’atteindre un huitième ici et là. De perdre en trouvant toujours le bon alibi pour faire avaler la pilule. Des joueurs sympathiques, des amuseurs, des animateurs de fin de journée, capables de beaux coups. Il manquait des tueurs, qui voulaient ramener des trophées y compris en utilisant toute la frustration et la haine disponibles en leur for intérieur. Mais la Fédération qui pouponnait ces générations de bambins trop vite valorisés résonnait en termes d’élégance, de classe, de bonne éducation. Il était de bon ton de mépriser les « bûcherons », ceux qui se contentaient de taper très fort dans la balle, du service à la volée en passant par le coup droit. On trouvait cela primaire, allant à l’encontre du beau jeu. Mais ce dernier n’avait plus amené la moindre victoire significative depuis des décennies. Nous avions laissé la place à d’autres stylistes, qui avaient tous autant de subtilité que nous, mais des corps armés en plus, et un instinct rageur bien supérieur en option. Ce n’était pas du tout notre programme. Ici, sur le court numéro 5 de notre structure d’entraînement privé, située en bord de Bretagne, une sentence de mort était gravée sur le filet, façon légionnaire de la balle jaune : semper fidelis.
Dès mes 7 ans, je tapais comme un fou avec ma raquette rouge contre un mur, aspirant à créer des fissures en lui. J’étudiais les mouvements des grands, comment ils réalisaient leurs boucles au moment de servir, la chorégraphie de leurs jeux de jambes, cette faculté obsessionnelle de regarder uniquement la balle au moment de l’impact. Obsession du creux de la nuit soulignant la blancheur de mes bras nus, quelques piques de rousseur par-dessus. Je les jugeais trop maigres pour rivaliser avec les futurs Courier, Gasquet, Sampras, Federer et autres Djokovic, mais en scrutant les leurs, je constatais qu’ils étaient pourtant régulièrement fins.
Ce ne serait donc pas rédhibitoire. Pareil au mât d’un pavillon, charriant tout l’appareil des conventions, je me voulais religieusement dévoué à ce sport très théoriquement non élitiste, mais personne ne daignait seulement me reconnaître comme simple amateur de talent. Je rencontrais mon entraîneur au détour d’un bois de neuf hectares et demi, dans un endroit où l’antre de la solitude nous forçait à parler de notre passion commune. Craignant d’être définitivement sans élèves, il prolongeait notre première conversation plus tardivement que de raison. Tard dans la nuit, il remplissait ses mots croisés, car en eux, il y trouvait une oubliette du passé.
Inconsciemment, il semblait indifférent à tout, d’une manière décontractée et facile.
En le prenant pour un ermite uniquement occupé de questions traitant amorties et hiérarchie dans l’ATP, on le transformait en soldat de plomb, crevant son sommeil de cauchemars artificiels. Au fond, il restait un abominable despote, un partisan du despotisme même pas éclairé. Moi je l’aimais d’entrée. Je savais à travers une prescience opaque qu’il me mènerait vers la victoire finale, même si ce chemin comportait assurément son lot de souffrance et de dégoût.
Il y avait tant d’indices démontrant que nous avions trouvé notre liberté au point de cette intersection tennistique. Demandez donc de nos nouvelles aux professeurs qui ne voulaient pas de nous, nous sommes occupés à oublier leurs échecs. Le plus souvent, ce qui se déroule à l’horizon des hommes, et ce depuis des siècles, peut se résumer en deux mots : la lutte. L’on peut rechercher les secrets et la bonne réputation tant que l’on veut, si Dieu avait agi autrement, tous ces génocides, épouses de dictateurs et autres tortionnaires se reluquant sur les réseaux sociaux ne rempliraient pas les livres d’histoire. Nous sommes allés travailler mon revers lifté un dimanche de juin.  Pieds nus, tirant sur des canettes, nous en sommes revenus bredouilles, lui et moi. La précision ne fut pas au rendez-vous, mais le goût de la défaite m’est resté aux papilles. Comme une coquille perdue dans un texte inutile. Jugeant impossible d’y puiser l’énergie agitée par une émulation plus saine, soudain, nous avons quitté la forêt et ses ruisseaux gris entourant le court numéro 5. D’une façon lamentable, la pluie est tombée sur nous. Vous êtes enfermés dans des lieux obscurs et enfumés. Acceptez-vous sans chercher, les causes de cette situation ?
Tout dépend de la durée de l’enfermement.
Quand l’infrastructure sportive chargée de gérer nos vies a connu son apogée, soit au milieu du vingtième siècle, ce fut le commencement de la débâcle généralisée, avec désormais la certitude que les binômes, les équipes resserrées, indépendantes de toute structure étatique, pouvaient seuls nous garantir une ascension fulgurante. Comme la production d’électricité et d’énergie ne pouvait perdurer à son niveau d’antan, que nos modes de communication étaient caducs, que toutes nos industries manufacturières et nos services reposaient sur des denrées désormais en voie de disparition. Ce paradigme d’une nature apparemment désolante s’accompagnait d’une réévaluation générale de nos valeurs humaines,  ce qui déterminait sous un jour radicalement neuf la façon dont nous percevions notre rapport au destin. C’était inquiétant et c’était bien comme ça. Constat planté dans nos têtes avec la dureté d’un pied de stèle.
Volontiers, on faisait avec. Autrefois, je trouvais mes camarades, ayant débarqué en pépiant comme des merles dans la cour de récréation, lors de la rentrée en cours primaire (celle de l’année de l’invasion des Malouines), tous plus absurdes et retardés les uns que les autres. Sauf certaines filles qui avaient su d’entrée se distinguer par ces mines délurées et ces sourires baveux, tout cet attirail qui allait motiver la suite des événements ainsi que le fil de ma conduite. Mon entraîneur me les faisait paraître comme neuves et étranges, à force d’en dire du mal tout le long du soir. J’étudiais les désordres de la bataille de la Marne pour passer le temps. Saisi par le sérieux précoce, le visage fier de connaître les noms de tous les bombardiers allemands. Ce qui me valait des yeux grossis derrière mon dos comme devant un crime horrible et raffiné.
Du coup, je guettais mes alentours, en comptant trouver des fanatiques du tennis, comme moi désespéré par la finale de Roland-Garros, Leconte-Wilander de 88, mais  hurlant de joie lors de la Coupe Davis, cuvée 91, pendant que les autres surveillaient leurs instruments de musique, sans la moindre émotion devant la vision d’un Lendl-Chang, ce qui était dans l’ordre des choses, toute cette emphase que je ressentais autour d’une balle jaune ne pouvait que rebuter des esprits trop lourds.
 
FIN DE L’EXTRAIT 





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