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Citation de Dorian_Brumerive


Je rassemblais mes paquets à la hâte et je descendis du wagon.
Il était deux heures du matin.
Un fiacre - était-ce bien un fiacre ? - horrible, délabré, estropié, démantibulé, attelé d'un cheval - était-ce bien un cheval ? - se détachant en squelette attendait, seul, devant la gare. Tout autour, rien, pas une maison, pas de lumière autre que le petit lumignon mourant des réverbères à huile pendus à leur poteau ça et là.
- Où est Berditschew ? demandai-je au cocher juif qui s'était approché de moi, et qui, agitant sa barbiche rousse d'un air méphistophélique, m'offrait ses services.
- Là-bas...
Il me montre un point invisible, évanoui dans les profondeurs flottantes de la nuit.
- Combien de temps faut-il pour y arriver ?
- Si Votre Honneur ajoute un bon pourboire au prix de la course, nous y serons dans un quart d'heure.
- Partons.
- Où faut-il vous conduire ?
- À l'hôtel.
J'aurais été bien embarrassé de lui donner une adresse. Qui est-ce qui est jamais allé à Berditschew ?
L'isvotchtchik monta sur son siège, fouetta sa hardidelle : "Ekh ! Ma !"
Elle s'ébranla en trébucha, et un craquement sourd, un bruit de ferraille fêlée, se fit entendre dans le fond de la voiture, qui n'était apparemment pas plus solide que la pauvre bête qui la traînait.
La pluie avait défoncé le chemin; de larges et profondes ornières s'ouvraient comme des trous noirs, comme des fossés où nous risquions de verser. L'eau des flaques, près des réverbères coiffés de leur chapeau de fer-blanc, avait des teintes sales et dégoutantes de vomissements et de sang coagulé. Sur quelques unes, plus larges, d'une teinte glauque, l'ombre mouvante du cheval aux hautes jambes grêles et au cou branlant, faisait danser une silhouette maigre et hérissée de bête fabuleuse, apocalyptique.
Pas un bruit. pas une horloge lointaine qui jetât dans l'espace sa note rassurante et familière. Nous traversions des terrains vagues, vides comme le néant.
Le cou tendu, l'oeil aux aguets, serrant entre mes jambes ma seule arme : un parapluie, je suivais avec méfiance les mouvements de mon cocher. Il me semblait qu'au lieu d'aller droit devant lui, il prenait un chemin compliqué de détours, qu'il cherchait des endroits écartés, et que dans sa marche louche de rôdeur de nuit, il s'isolait comme pour un rapide coup de main. La route s'allongeait, s'allongeait, agrandie par la nuit, la solitude et le silence. Tout à coup, mon imagination échauffée crut distinguer un bois. Je me préparais à une défense vigoureuse quand une éclaircie au ciel me montra, entre deux nuages, la face blême et railleuse de la lune éclairant les premières maisons de Berditschew. Maisons affreuses, ignobles, éborgnées, basses et plates, affaissées de vieillesse et de maladie, croulantes, aux murs de terre glaise fendus et ouverts, sur lesquels coulait, comme le pus verdâtre d'un abcès, un livide rayon lunaire.
Nous descendîmes à gauche. D'un côté, des terrains vagues s'étendaient parsemés de pierres blanches semblables à des ossements lavés par la pluie. On eût dit un charnier sur la place des exécutions. Près d'un mur défaillant, un réverbère à poulie dressait son cauteleux profil de potence. La rue continuait, ébauchée. Entre les fentes et les interstices des hautes clôtures de planches mal jointes, on apercevait des pans de ciel où, pareil à un paquet de loques, des nuages humides et grisâtres pendaient. Plus loin, quelques arbres levaient leurs branches dépouillées, dans une attitude suppliante, comme des bras maigres de mendiants ou de prisonniers.
D'un pas d'enterrement, nous gravîmes une pente boueuse, parallèle à une grande place vide, et nous nous engageâmes de nouveau entre deux rangées de maisons ensevelies dans une paix morte de cimetière.
Les roues de la voiture cessèrent tout à coup de geindre et de craquer. Nous étions arrêtés devant une bâtisse de mauvaise apparence, au-dessus de la petite porte de laquelle une lanterne aux vitres brisées accrochait comme une aigrette sa flamme rouge et tremblotante.
- C'est l'hôtel, me dit l'isvochtchik en sautant à terre. Et il appela, en cognant aux contrevents.
Au bout de quelques minutes pârut un domestique, un chandelier de fer à la main, les yeux caves et brouillés de sommeil, les cheveux ébouriffés, la chemise déguenillée, dans une tenue malpropre de garçon d'écurie.
Il prit ma valise et me conduisit par un escalier de bois gluant et glissant de boue, au premier étage, où, dans l'étroit couloir, deux domestiques dormaient étendus à terre, comme deux gros chiens. Il poussa une porte et me fit signe que c'était ma chambre.
Entre quatre murs de prison, je vis une table boiteuse, une chaise de paille, un canapé de cuir éventré, montrant ses entrailles de crin, un petit miroir fendu, criblé de tâches de rousseur, et un petit bois de lit qui n'avait qu'une paillasse.
- Et les draps ? demandai-je.
- Comment ?... Monsieur ne voyage pas avec sa literie ? fit d'un air étonné le polowai (garçon d'hôtel).
- Non, je voyage à l'européenne.
- C'est différent... Je vais aller voir si nous avons encore des draps, mais le prix de la chambre sera plus cher. C'est affiché.
Il me montra un carré de papier collé au mur, sur lequel était indiqué ce que coûtait la chambre avec ou sans lit complet.
Il y a trente ans, les lits étaient encore inconnus dans les auberges de campagne : on étendait le foin des tarentass (voitures à quatre roues) dans la salle commune, et tout le monde couchait dessus, pêle-mêle.
Le polowai revint avec quelque chose de flasque et de long qui ressemblait à un drap.
- Monsieur, me dit-il, il faudra vous contenter de ça... Nous n'avons pas de draps... On nous en demande si peu souvent !...
Il s'approcha du lit et y étendit une vieille nappe sale et déchirée.
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