Éric Pessan

Lentement, très lentement, d´un geste infiniment triste, je déchire ma carte d´électeur et je m´étonne d´en avoir fini ; je contemple les deux morceaux entre mes doigts, je respire, je suis presque déçu que cela soit si simple, si banal, que le papier n´ait offert aucune résistance ; je ne sais plus ce que j´aurais aimé : un bruit lourd, une vibration de l´air, un épaississement de l´atmosphère, ou –à défaut- au moins une douleur dans les poumons, un souffle coupé, un affolement de mon rythme cardiaque, quelque chose de pompeux qui ponctue l´évènement, qui rajoute du drame au drame, mais rien de cela ne s´est produit, j´ai simplement déchiré en deux ma carte d´électeur et je pourrais maintenant en faire des confettis dans l´indifférence générale. Il ne se passera rien de mieux. Mes mains ne tremblent pas. Je suis calme. Je ne pleure pas. Rien ni personne ne m´inquiètera pour ce geste, il passera inaperçu comme sont passés inaperçus tous les renoncements, toutes les résignations, toutes les défaites accumulées depuis tant d´années.
page 82