| JML38 le 04 novembre 2020 Une vie de roman
Marie traversait tous les jours ce petit jardin public. Elle passait devant un banc, situé à proximité de l’aire de jeux. Parfois il était vide. Parfois il était occupé. Par des adultes qui discutaient, ou par des enfants qui jouaient. Quelquefois par des amoureux qui se bécotaient... Avec son nouveau travail, l’heure à laquelle elle passait devant le banc avait changé, ainsi que les personnes qu’elle voyait assises. L’une d’elles attira son attention. Une petite dame qui semblait ailleurs, enfouie dans ses pensées. Elle lui trouva l’air gentil, et la trouva jolie. De beaux cheveux gris renseignaient sur son âge avancé. Un beau sourire agrémentait son visage ridé par les ans. Marie continua son chemin, un peu mélancolique. Le lendemain, alors qu’elle repassait au même endroit, sensiblement à la même heure, elle revit la petite dame, assise à la même place, avec le même sourire et les mêmes beaux cheveux gris. Ne pouvant résister à l’envie de lui parler, elle s’approcha et lui demanda si elle pouvait s’asseoir à côté d’elle. Des yeux rieurs apportèrent la réponse. Marie s’installa à côté de la femme et ne dit rien pendant quelques minutes. Puis elle se lança, intriguée. - Vous venez tous les jours sur ce banc ? - Je vous connais, mademoiselle ? - Non. Vous voyant depuis quelques jours sur ce banc, j’ai eu envie de faire connaissance. - C’est très aimable, vous êtes charmante. Vous me rappelez ma fille. Une gentille fille que je ne vois plus malheureusement. - Elle est partie ? demanda Marie avec la crainte d’obtenir une autre réponse. - Oui. Avec un bel écuyer, sur un grand cheval blanc. - Elle travaillait dans un cirque ? - Elle non, mais moi oui. J’étais acrobate. Je m’élançais au-dessus des spectateurs qui retenaient leur souffle. Je lâchais la barre et après deux cabrioles me rétablissais au bout des bras de mon ami Paulo. C’était une belle époque. - Vous n’avez qu’un enfant ? - J’ai un fils aussi. Il vit au Maroc. Son père est un sultan qui fut follement amoureux de moi et que j’ai aimé plus que tout, mais que j’ai finalement quitté pour un acteur de cinéma venu tourner un film dans le désert. Marie commençait à prendre plaisir à écouter cette dame raconter ses souvenirs, tout en se demandant ce qu’elle pouvait raisonnablement croire. Affabulatrice ou pas, elle racontait bien et Marie décida d’entrer dans son jeu. - Mais votre fille, qui était son père ? Paulo ou l’acteur ? - Ni l’un ni l’autre. C’était Gunther, un Allemand dresseur de fauves. Mais il est retourné dans son pays après son accident. - Avec les animaux ? - Non, en voiture. Il se débrouillait mieux avec des lions qu’avec le tigre d’un moteur de Porsche. - J’ai du mal à suivre. Le sultan arrive après le cirque et avant l’acteur ? - Oui, c’est ça. Le cirque j’y suis née. Mes parents étaient de célèbres clowns venus d’Italie. J’ai grandi au milieu des paillettes et j’ai appris mon métier de voltigeuse. Au hasard d’une tournée, un sultan arabe m’a remarquée et a demandé ma main, dans le style le plus romantique que vous pouvez imaginer. Mais la vie au milieu des sables a fini par me peser et l’amour s'en est allé. Sean est arrivé avec une équipe de tournage, pour un film de guerre. - Sean Connery ? demanda Marie interloquée. - Non, Sean Parrish. Sean Connery je l’ai rencontré plus tard dans des soirées. - Excusez mon ignorance, mais le nom de cet acteur ne me dit rien. - Cela ne m’étonne pas mon enfant. Sa carrière fut aussi brève que fulgurante, et sa passion pour le pilotage d’avions nous a définitivement séparés. - Encore un accident ? - Non, une aviatrice australienne. - Vous excitez ma curiosité. Qu’avez-vous fait après avoir été quittée par Sean ? - Je suis rentrée en France. - Et ? - Et c’est tout. - Mais qu’avez-vous fait pour vivre ? - J’ai écrit ma vie, vendu mes livres, et me suis remariée. Une petite fille s’approcha du banc en courant. - Mamie, Mamie ! Une femme d’une quarantaine d’années vint s’asseoir à côté de la vieille dame. - Allez maman, on rentre maintenant. Tu reviendras demain. - Je parlais à cette gentille demoiselle. Elle m’écoutait poliment, et mes histoires semblent lui plaire. - Elle sera certainement à nouveau là demain. - J’espère. Je ne vous ai pas parlé de mon bel explorateur qui a disparu au milieu de la banquise, n’est-ce pas ? La femme s’adressa à Marie. - Merci de vous être arrêtée pour écouter maman. - Je vous en prie, c’était passionnant. - Je n’en doute pas, ma mère est romancière et son imagination débordante. Ce n’est pas par hasard qu’elle vient sur ce banc. Elle en a fait depuis toujours son lieu d’inspiration privilégié et c’est ici qu’elle a connu papa. - Elle raconte ses histoires comme si elle les avait vécues. C’est assez troublant. Quelle est la part de fiction et de réalité ? - Qui peut savoir ? Maman a toujours gardé une part de mystère, disant se servir de ses souvenirs pour alimenter ses romans. Il est trop tard maintenant pour démêler le vrai de l’imaginaire, puisque l’intéressée elle-même ne fait plus la part des choses. Et quelle importance ? L’essentiel est peut-être tout simplement d’y croire. Et c’est sans doute mieux ainsi pour elle, d’avoir rejoint le monde qu’elle a inventé, qu’elle fait revivre sur son banc pour qui a la gentillesse de prendre le temps de s’arrêter un moment.
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