| HeryJaylhe le 13 mai 2019 *** Épisode Pilote - Partie 5 ***
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— Hé. Ça va Tory ? On dirait que tu as vu un fantôme, s'interpose néanmoins le frêle Kavin, quelques pas plus loin.
Merde ! Qu'est-ce qu'il veut, lui ? Ce n'est pas le moment !
— Misère ! Hip ! Il se doute de quelque chose ! cafouille la voix.
Moment de panique intérieure. Terrence cherche ses mots, mais peut-être vaut-il mieux de ne rien dire et continuer sa route, tête baissée ?
Sans être vraiment proches, Kaven, le binoclard, est le seul camarade du camp d'été avec qui Terrence discute encore, sept ans plus tard. Enfin, occasionnellement. Ou plutôt accessoirement. Oui. C'est le bon mot. Deux jeunes persécutés ne peuvent que se soutenir l'un et l'autre dans leurs pires moments de solitude. Mais bien qu'ils se comprennent dans une certaine mesure et qu'ils leur arrivent parfois d'échanger quelques vagues confidences, sa réaction n'est pas normale.
Kavin sent que quelque chose cloche.
Terrence n'a jamais paru aussi sombre et son regard n'a jamais été aussi fuyant. Et pour cause. Celui-ci est accompagné de son ami imaginaire aujourd'hui : un pierrot à deux visages – qui s'alternent l'un et l'autre –, du haut de ses longs bras et de ses longues jambes en accordéon. Les membres de ce dernier sont remplis d'air et puisqu'ils ne possèdent aucune articulation, il peut les étirer à sa guise, comme des ressorts. Cela le rend plus flexible et plus agile qu'un homme-élastique. Quant à son costume arlequin, il est affublé d'un imprimé de damier noir et blanc sur plusieurs parties, et de décorations à la fois loufoques et effrayantes.
En somme, Vice-Versa semble être un personnage tout droit sorti d'une mascarade horrifique.
— Ne te laisse pas berner par la pseudo sympathie de ce gamin. Suis le plan qu'on s'est fixé, ordonne la seconde conscience du pierrot, en bousculant Kavin d'un air dégoûté.
Oui. Il a raison. Terrence doit mettre son plan à exécution.
Les querelles s'accumulent dans la cour du High School, dans un périmètre restreint suivant l'avancée de l'adolescent. Ayant délaissé sa face de chien battu au profil de son alter-égo diabolique, le pierrot s'amuse à jouer des tours aux étudiants qui ne peuvent ni le voir, ni l'entendre, seulement subir ses frasques de clown. Tory peut le voir sauter et pirouetter d'une place à l'autre, possédant et bousculant les étudiants comme s'ils étaient de vulgaires pantins, non sans se réjouir de la détresse de ses victimes chaque fois qu'il réussit un mauvais tour.
C'est Vice dans toute sa splendeur, un personnage qui s'amuse du chaos semé derrière lui. Faut dire que le terrain de jeu est grand et les tentations sont nombreuses...
Ne voulant pas donner plus de liberté à son ami imaginaire, Terrence file tout droit vers son casier en optant pour des chemins peu fréquentés. Cela coupe vite-fait les ardeurs du pierrot. On peut entendre le soupir des soufflets de ses jambes qui se gonflent et se dégonflent à chaque pas de ce dernier, alors qu'il est obligé de suivre son maître aux talons.
— Vice, arrête ! Je soutiens que tout ceci est une très mauvaise idée ! Hip ! Misère ! Hip ! Son altesse risque de nous envoyer à la potence si elle découvre qu'on est ici !
Terrence ignore les avertissements du visage côté Versa qui a réussi à reprendre la place de Vice, préférant plutôt s'acharner sur son cadenas à roulette. À l'instar de l'anxiété maladive du personnage invisible, la maladresse de l'adolescent a atteint son apogée. Elle se perçoit dans sa respiration lourde et rapide, dans les battements de son cœur qui menacent de défoncer sa poitrine et dans ses mains tremblotantes.
Est-ce une erreur de faire ce qu'il s'apprête à faire ? Assurément.
Lorsque Tory réussit enfin à ouvrir la porte de métal, celle-là même qui était peinturée du mot « cocksucker », des messages haineux tombent au sol. On veille à sa réaction, chuchotant et rigolant à la dérobé sur cette plaisanterie douteuse. Il peut les entendre. Juste là, tout autour. C'est le bourdonnement de la méchanceté de ses camarades de classe qui agresse ses oreilles affûtées. Un nuage gorgé de pluie voile ses yeux bleus. Bien qu'on annonce un temps ensoleillé aujourd'hui, une averse menace d'inonder le couloir ; le déversement de toute la peine et de toute la colère accumulée ces dernières années.
Le pierrot perçoit son mal être, et tel un ami fidèle – toujours là lorsque son maître est en détresse –, il ne tarde pas à se nourrir de l'obscurité de son cœur flétri par la cruauté humaine.
Ainsi, la tête tourne de nouveau à 180 degré, réduisant le gentillet Versa en état de dormance. En l'espace de trois secondes seulement, ses orifices se soudent et ses traits se lissent, comme si la figure revêtait un masque étanche, tandis que le visage Vice s'éveille de son côté. Les traits qui le différencient de son homologue efféminé s'affirment d'abord, mutant d'eux-mêmes sous l'épaisse couche de maquillage. Des pommettes plus saillantes, un menton qui reprend sa forme habituelle de V, des sourcils fins et dessinés en pointes, un nez long et crochu, des oreilles pointues... Puis, les orifices se décollent en concert, délivrant les sens et la deuxième conscience du pierrot.
— Hé ! La tapette ! s'écrie, entre temps, un camarade de classe de Terrence.
Sur cet appel évocateur, les muscles de Tory se contractent. Son souffle s'accélère davantage et sa poitrine se tord de douleur. Tapette, fif, suceur de queues...
Il y a des choses qu'il a enduré des années durant. Des insultes. Des non-dits. Des regards critiques et remplis d'incompréhension, comme s'il débarquait d'une nouvelle planète. Ses goûts marginaux s'expliqueraient, selon son entourage, par un gène déficient ou par un caprice. « Un désir contre nature », lui a déjà dit le curé de la paroisse.
On dit souvent que les mots frappent plus fort que les poings. Pour avoir vécu les deux formes d'intimidation, Terrence peut affirmer sans le moindre doute qu'aucun ne surpasse l'autre. Les blessures physiques guérissent, oui, mais la hantise qu'elles suscitent n'en est pas moins envahissante. Les coups font mal et ils sont apparents de telle sorte qu'on peut difficilement les cacher. Et, lorsque les blessures sont découvertes, il faut trouver une excuse pour blanchir le nom de ses agresseurs, au risque de le payer très cher par la suite.
Même si on voudrait trouver de l'aide, même si on voudrait en finir une bonne fois pour toute avec ce calvaire, il faut prendre la défense des personnes que nous haïssons le plus au monde. C'est comme si on se trahissait soi-même au profil d'un semblant de sécurité.
Mais, si Terrence doit choisir quelle est la pire torture dans les infinis possibilités, c'est sans doute l'indifférence et la lâcheté. Voir les autres être témoins des faits sans toutefois réagir, le laisser livré à lui-même dans une guerre dont il n'est même pas l'initiateur et pour laquelle il ne veut même pas participer.
La présence de Vice-Versa est perçue telle une réponse à ses prières. Son ami imaginaire est peut-être le personnage le plus dérangé qui soit, mais c'est son seul allié. Il est le seul qui a le pouvoir de le protéger contre l'ennemi une bonne fois pour toute.
La solution est là. Simple et efficace, elle réside dans l'essence même du désordre absolu personnifié en ce pierrot qui souffre d'un dédoublement de personnalité.
Terrence prend une grande inspiration afin de contenir ses émotions, tout en serrant son précieux sac près de sa poitrine. C'est aujourd'hui le grand jour. C'est décidé. De toute façon, il ne peut plus revenir en arrière. Son sort s'est scellé dès l'instant où il a posé le pied dans cette fichue école.
De son côté, Vice affiche fièrement ses pensées machiavéliques. Il s'accote par le coude, sur le casier voisin et sonde un moment l'ennemi de bas en haut. Les coins de ses lèvres noires s'étirent ensuite vers le haut, dévoilant les prémisses de ses deux rangées de dents légèrement taillées en pointes. « À l'image d'une mâchoire de requin », pourrait-on penser. Un mince filet de bave humidifie son menton blanc.
On aurait dit un animal affamé devant un buffet de rois.
— Et maintenant ? Crois-tu qu'ils ne le méritent pas ? va-t-il ensuite souffler à l'oreille de Terrence d'un entrain à peine maîtrisé.
Préférant attendre le moment propice pour agir, l'adolescent dépose son sac dans le casier, ignorant la provocation gratuite de son harceleur le plus tenace et le conseil de son compagnon secret qu'il juge trop impatient.
— Parce que t'es sourd maintenant ? renchérit le même étudiant qui approche peu à peu, bientôt accompagné de ses potes qui s'agglutinent en renfort près de lui.
Tory serre les poings. Il ravale sa colère comme il l'a toujours fait, ce qui ne manque pas d'irriter Vice.
— Tic-tac, tic-tac... Quand prévois-tu agir en homme ? se plaint le pierrot avant de bondir d'excitation. Allez ! Showtime ! Ça va être sssplenndiiide !
Un déhanchement spectaculaire, accompagnée de la pose tada ! pour motiver le garçon.
— Tais-toi. C'est pas le bon moment, grommelle Tory à voix basse.
Frustré d'attendre, le pierrot saisit sa tête de ses deux mains immenses. Elles sont cachées sous des gants noirs dont les extrémités sont parsemées de fausses griffes. Armes qu'il ne manque pas de presser sur la peau de son maître afin de lui faire savoir qui commande dans la place.
— Il y a longtemps que le jeu a commencé, affirme-t-il en le forçant à regarder, face à face. Et, c'est maintenant qu'il se finit.
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