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Critique de Presence


Ce tome contient les épisodes 6 à 11 de la série, parus en 2007. Il fait suite à Pays indien (épisodes 1 à 5) qu'il faut impérativement avoir lu avant.

Dans le premier tome, le lecteur apprenait que le casino "Crazy Horse", projet voulu et réalisé par la volonté de Lincoln Red Crow (chef tribal de la réserve), était à quelques jours d'ouvrir. Chacun des 6 épisodes permet au lecteur de découvrir ce qui s'est passé pendant cette nuit, du point de vue d'un personnage différent à chaque fois. Lincoln Red Crow demande à Dashiell Bad Horse de s'assurer qu'un groupe identifié de contestataires ne sera pas en état de nuire pour le grand soir. de son coté, Red Crow peut savourer son accomplissement : établir une source de revenus licite en plein territoire de la réserve, permettant ainsi de faire des profits sur le dos des joueurs blancs. de son coté Diesel Engine (un blanc, Britt Fillenworth de son vrai nom) a réuni les opposants indiens au casino pour essayer de faire capoter son ouverture. Catcher (Arthur Pendergrass) est à la recherche de Gina Bad Crow et il interroge les personnes susceptibles de savoir où elle se trouve, d'Agnes Poor Bear à Lincoln Red Crow. Dino Poor Bear est un jeune adulte employé comme homme de ménage au casino et son rêve est de s'établir loin de la réserve. Gina Bad Horse rend visite à Lawrence Belcourt en prison et revient vers la réserve la nuit de l'ouverture du casino.

Après le premier tome, le lecteur avait acquis la certitude que le personnage principal était Dashiell Bad Horse et qu'il allait suivre son nettoyage brutal et sans fioritures dans la réserve Prairie Rose. Avec ce tome, Jason Aaron choisit une narration ambitieuse qui donne le point de vue de 6 personnages différents qui sont amenés à se croiser de manière plus ou moins brève au cours de cette nuit particulière. le résultat est à couper le souffle, sans donner le tournis. Aaron s'écarte d'une histoire manichéenne où un dur à cuire résout ses problèmes (et ceux des autres) à coup de poings et à coups de feu, pour introduire différents points de vue, mais aussi pour montrer les conséquences des actions des uns et des autres sur leur entourage, et l'imbrication de ces différentes vies entre elles. L'expression "narration chorale" semble ici réductrice. Il ne s'agit pas simplement de mettre en parallèle différentes expériences de vie, ou de montrer plusieurs points de vue. Il s'agit également de raconter comment ces individus interagissent, comment ce qui semble être un événement principal est constitué de l'imbrication de plusieurs actions effectuées par différentes personnes. Aaron réussit un tour de force qui consiste à décortiquer un événement complexe, sans perdre le lecteur, ni être redondant. Les rencontres entre 2 personnages constituent autant de moments communs à 2 épisodes. Il est donc facile de raccrocher les différentes chronologies entre elles, tout en bénéficiant d'un double éclairage sur la scène.

Aaron force le respect par la facilité avec laquelle il construit son intrigue autour de ce riche dispositif narratif totalement maîtrisé. Loin d'être virtuose et stérile, ce dispositif s'efface devant une intrigue haletante et une communauté complexe, un suspense addictif et les découvertes sur les relations entre les personnages, ainsi que les événements de 1975. Aaron continue d'écrire une histoire de genre en en respectant les codes inhérents : polar noir avec baston, sang, violence, langage ordurier, testostérone à gogo, concours de machisme à tendance sadique et masochiste, relations sexuelles animales et sauvages. Derrière ces apparences de débauche criminelle dégénérée, il y a également les agissements de la génération qui a précédé celle de Dashiell Bad Horse. Il y a le thème classique des répercussions des péchés des parents sur leurs enfants, il y a les manigances politiques de Red Horse qui ressemblent fort aux informations des JT... il y a beaucoup de thèmes abordés. Aaron incorpore également la culture des indiens à son récit sur plusieurs plans dont certains inattendus qui fonctionnent cependant bien. Il s'inscrit à ce titre dans la veine des ethno-polars, comme ceux de Tony Hillerman. Il n'oublie pas non plus la référence musicale de circonstance : Merle Haggard.

Il est facile de faire passer les illustrations au second plan, du fait de l'histoire prenante et haletante. Les 6 épisodes de ce tome sont illustrés par R.M. Guéra, comme ceux du tome précédent. le lecteur a donc le plaisir de bénéficier d'une continuité visuelle sur l'ensemble de ces numéros. Il retrouve l'incroyable ambiance poisseuse, brutale et sèche installée dans le premier tome. Guéra respecte lui aussi les codes propres à ce genre de récit : visages mangés par les ombres, silhouette du héros solitaire perdu dans la nature désertique, gueules marquées et antipathiques des individus (avec une mention spéciale pour Lincoln Red Horse, et Catcher au visage asséché et impénétrable), étalement ostentatoire et de mauvais goût de signes extérieurs de richesse, violence graphique explicite, etc. Mais il ne se contente pas d'effectuer des illustrations au diapason du scénario, il enrichit ses cases d'éléments qui augmentent le degré d'immersion. Les tenues vestimentaires évoluent en fonction des circonstances (superbe costume blanc de Red Crow pour la soirée d'ouverture). Les paysages rendent compte de la désolation désertique entourant la réserve Prairie Rose, avec les carcasses de voiture attestant d'un environnement maltraité. L'aménagement du casino "Crazy Horse" exsude le mauvais goût et le toc clinquant dans chaque objet. La carcasse de voiture sur laquelle s'acharne Dino Poor Bear exhale un parfum tenace d'huile et de graisse. Guéra a soigneusement étudié les aménagements de toilettes de bar pour les retranscrire de manière exacte et crédible, avec les dalles de faux-plafond. Chaque personnage dispose d'une morphologie spécifique, d'un visage unique et d'un habillement qui lui est propre. Tous sont crédibles, quelles que soient leurs bizarreries. Guéra sait également adapter son dessin à l'âge de l'individu qu'il représente, apportant des particularités idoines (impossible d'oublier le visage de cet enfant présentant le syndrome d'alcoolisation foetale).

La mise en couleurs assez sombre de Giulia Brusco renforce l'ambiance claustrophobe du récit, soulignant la sensation d'enfermement des individus, incapables d'échapper à la réserve et à leur identité d'indien.

Après un premier tome très brutal et macho centré sur Dashiell Bad Horse, Jason Aaron confirme de manière magistrale que son polar ne se limite pas à une histoire de vengeance axée sur un seul personnage. Il utilise un dispositif narratif délicat à manier de manière gracieuse pour que le lecteur ne perde jamais le fil dans un court laps de temps où beaucoup de personnages se croisent et interagissent dans un ballet complexe. R.M. Guéra poursuit sa définition graphique de la réservation et des personnages avec des partis pris propres aux récits de genre, mais aussi en faisant preuve d'une attention et une inventivité maîtrisée pour les décors, aux vêtements, aux apparences des personnages. Les intérêts conflictuels des uns et des autres continuent de se heurter dans Mères mortes (épisodes 12 à 18).
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